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jeudi 10 juin 2021

Réseaux sociaux : faut-il en finir avec les «likes» et l’économie de l’attention ?

par Lucie Ronfaut  publié le 7 juin 2021

Ancien symbole de l’ère numérique, le «like» est accusé de tous les maux : course à la popularité, addiction… Facebook et Instagram proposent désormais de cacher les «likes» aux internautes qui se sentent sous pression. Mais à qui cela sert-il vraiment ? 

Une cousine qui annonce sa grossesse ? J’aime. Un article que vous voulez mettre de côté pour lire plus tard ? Un cœur. Une vidéo que vous n’avez pas eu le temps de regarder, mais dont le sujet vous semble intéressant ? Pouce en l’air quand même. Des dizaines de publications Instagram que vous faites rapidement défiler, sans vraiment les regarder ? Pourtant, vous les «likez» toutes, un peu par réflexe.

Aujourd’hui, difficile d’envisager un web sans bouton like. Popularisé par Facebook, où l’on peut «aimer» des contenus depuis 2009, le geste est devenu une norme sur les réseaux sociaux. On dresse fièrement son pouce en l’air sur Facebook, YouTube ou LinkedIn, on appuie sur un petit cœur rouge sur Instagram, Twitterou TikTok. Mais depuis plusieurs années, le like est critiqué. C’est supposément à cause de lui qu’on est sous pression, qu’on se sent moche et sans intérêt, qu’on jalouse les autres, plus populaires en ligne que nous. De manière globale, le like symbolise un système numérique qui valorise la viralité à tout prix, et donc lié à de nombreux maux modernes : la désinformation, la crise de la presse, le harcèlement, etc. Même l’un des papas du like, Justin Rosenstein, ancien ingénieur chez Facebook, a fini par le renier. Son diagnostic est clair, et inquiétant : le like servirait seulement «à donner un pseudo-plaisir» aux internautes, et à créer un phénomène d’addiction. «Il faut parler de ce sujet maintenant, car nous sommes peut-être la dernière génération qui peut se souvenir de la vie d’avant», conclut-il dans une interview accordée au Guardian en 2017.

«Liker, c’est faire plaisir à l’autre»

Dangereux, le like ? Les plateformes concernées jurent que c’est un sujet qui leur tient à cœur. En 2018, Twitter a annoncé qu’il réfléchissait à l’avenir de son bouton like, pour garantir des discussions «plus saines» sur son réseau. Un an plus tard, Facebook et Instagram (respectivement maison mère et filiale) officialisaient une série de tests allant dans le même sens. Préfère-t-on naviguer sur les réseaux sociaux avec ou sans likes ? Conclusion de ces travaux : ça dépend des gens. Plutôt que la révolution attendue, Instagram et Facebook ont donc fait le choix beaucoup moins radical du sur-mesure. Fin mai, les deux plateformes ont annoncé que leurs utilisateurs et utilisatrices auraient désormais le choix de voir (ou non) les compteurs de likes sur d’autres publications, et de cacher la popularité de leurs propres posts. «Le but de ces tests était de mesurer les effets sur la santé mentale des participants et des participantes, ainsi que leur comportement», expliquait récemment Adam Mosseri, responsable d’Instagram, lors d’une conférence de presse à laquelle était convié Libération«Finalement, nous n’avons pas observé de gros changements, même si on a effectivement eu des réactions très fortes quand on a annoncé ce projet. C’est un sujet polarisant.» Des créatrices et créateurs en ligne ont notamment protesté contre ces tests, craignant de perdre une donnée essentielle à leur travail. D’autres personnes s’en sont aussi émues, inquiètes de naviguer sur les réseaux sociaux sans leurs repères habituels.

Car liker, finalement, ne sert pas qu’à dire «j’aime». Et il ne s’agit pas forcément d’une pratique tournée vers soi-même. «Chez les ados, le like a quelque chose du réflexe, accompagné d’une pression temporelle», explique Anne Cordier, chercheuse en sciences de l’information et de la communication à l’université de Rouen, qui se spécialise dans les pratiques numériques des plus jeunes. «Si un ou une amie publie une photo sur Instagram, il faut la liker très vite. Plus l’on met de temps à interagir, plus l’on montre son éloignement des autres.» Pour autant, elle critique la stigmatisation des adolescents et des adolescentes, souvent considérés comme des «crétins digitaux», supposément incapables d’autorégulation et de réflexion. Si les plus jeunes peuvent être sensibles à la course aux likes, plus l’on vieillit, plus on a tendance à prendre de la distance, voire à traiter le sujet avec humour. Le like devient alors avant tout vecteur de lien social, quel que soit l’âge. «On accuse souvent les jeunes d’égocentrisme et d’individualisme, mais le like, c’est d’abord vouloir faire plaisir à l’autre, ajoute la chercheuse. Et ensuite, évidemment, on espère un retour. Mais rechercher une réciprocité, c’est le principe de la relation sociale !»

«Selon les grandes plateformes, c’est à nous de prendre en charge notre santé mentale, de cocher les bonnes options pour préserver notre vie privée, ne pas accepter tous les cookies. Cela ressemble un peu aux discours sur l’écologie qui demandent aux gens de faire du tri sélectif, mais sans faire pression sur les entreprises qui polluent.»

—  Anthony Masure, professeur associé et responsable de la recherche à la Haute école d’art et de design (HEAD) de Genève

Il est d’ailleurs assez difficile de prouver que les réseaux sociaux, et leurs fonctionnalités, rendent malheureux leurs utilisateurs et utilisatrices. De nombreuses études ont été publiées à ce sujet (certaines menées par les plateformes elles-mêmes), dont les conclusions divergent. En mai, l’Oxford Internet Institute, qui dépend de l’université d’Oxford, suggérait «peu voire pas d’association» entre l’utilisation des nouvelles technologies par les adolescents et les adolescentes, et leurs problèmes de santé mentale. L’étude en question, qui s’est penchée sur des données relatives à plus de 430 000 jeunes sur ces trente dernières années, insistait tout de même sur la difficulté d’obtenir des informations claires sur les usages des réseaux sociaux. «La plupart des données que nous utilisons reposent sur des autodéclarations, ce qui donne souvent des résultats erronés, dit le communiqué de presse. Pour produire des études de meilleure qualité, nous aurions besoin d’une collaboration claire et transparente entre les entreprises de nouvelles technologies et des scientifiques indépendants.»

«Paradigme social»

Malgré ce flou, des années de critiques des effets des réseaux sociaux sur nos vies ont poussé les plateformes à intégrer ces inquiétudes dans leurs discours marketing. Sans faire leur mea culpa pour autant. «Je ne pense pas qu’Instagram soit mauvais pour la santé mentale. Mais nous avons plus d’un milliard d’utilisateurs et d’utilisatrices, qui sont sur notre plateforme pour plein de raisons différentes, explique Adam Mosseri. Et nous savons que parfois, des mauvaises choses peuvent s’y passer.» Ces propos, impensables il y a quelques années, s’inscrivent dans une nouvelle tendance forte pour les plateformes. Elles veulent prendre soin de la santé mentale de leurs utilisateurs et utilisatrices… tout en se déchargeant de leur responsabilité sur leur audience. Ce phénomène s’est par exemple illustré avec la généralisation des outils pour mesurer le temps passé en ligne ou sur son smartphone. Vous avez peur d’être accro à votre iPhone ? Ce n’est pas de la faute d’Apple, qui met à votre disposition une plateforme dédiée. L’option de masquer le compteur de likes, mais sans l’enclencher par défaut, répond à une logique similaire. On propose à l’internaute de se cacher les yeux, plutôt que de changer le système en profondeur. «Selon les grandes plateformes, c’est à nous de prendre en charge notre santé mentale, de cocher les bonnes options pour préserver notre vie privée, ne pas accepter tous les cookies», analyse Anthony Masure, professeur associé et responsable de la recherche à la Haute école d’art et de design (HEAD) de Genève, spécialiste des implications sociales et politiques des interfaces numériques. Et d’ajouter : «Cela ressemble un peu aux discours sur l’écologie qui demandent aux gens de faire du tri sélectif, mais sans faire pression sur les entreprises qui polluent.»

Avant d’être une fonctionnalité appréciée par les internautes, le like est surtout un outil précieux pour les grandes plateformes pour quantifier nos émotions et nos goûts, afin d’en connaître davantage sur les internautes et améliorer ses outils publicitaires, au cœur de leur modèle économique. Cela nous encourage aussi à rester dans leur giron, en attirant constamment notre attention. A quoi sert de cliquer sur un lien ou lire la légende d’une photo quand on peut simplement l’«aimer», puis passer au prochain contenu ? Le like est un système économique, qui profite aux réseaux sociaux, mais aussi à d’autres entreprises, de la petite boutique à la multinationale, à la recherche de viralité, de followers,d’engagement, comme n’importe quel influenceur ou influenceuse. En France, la start-up Smiirl propose même aux commerçants de s’équiper d’un joli compteur en bois qui affiche en direct le nombre de likes sur Instagram ou Facebook. Que cela soit un produit ou qui nous sommes, on a tous et toutes quelque chose à vendre en ligne.

«Ce qui est pervers, c’est que nous sommes tellement habitués au like qu’on l’a internalisé. C’est devenu un paradigme social, ajoute Anthony Masure. On a l’habitude de tout liker, de tout noter, y compris en dehors des réseaux sociaux.» Preuve de cette habitude, les quelques réseaux sociaux qui tentent de proposer une expérience sans likes rencontrent rarement plus qu’un succès de niche. Quant à Facebook, on peut supposer qu’il n’a plus vraiment besoin de compter nos «j’aime», tant les outils pour surveiller notre comportement en ligne et retenir notre attention sont nombreux. En mars, le média américain Buzzfeed News révélait même qu’Instagram travaillait à une version de son service pour les enfants. Alors, qu’est-ce qu’un like de plus ou de moins ?


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