Par Philippe Dagen Publié le 10 qui 2021
La donation de 921 œuvres dont bénéficie le Musée national d’art moderne du Centre Pompidou lui permet de combler spectaculairement un vide.
Pour le Musée national d’art moderne (MNAM) du Centre Pompidou, à Paris, c’est un miracle. Jusqu’ici, il n’avait à peu près rien de ce que l’on appelle « art brut » depuis que Jean Dubuffet a inventé la notion, réunissant, au risque de la confusion, aliénés, marginaux, médiums, spirites et autodidactes. Sans doute le MNAM aurait-il pu recevoir la collection que Dubuffet rassembla à partir de 1945, mais faute d’intérêt des institutions françaises d’alors, l’artiste finit par l’offrir à la ville de Lausanne, qui lui consacra un musée en 1976.
La seule collection publique en France était donc, jusqu’à cette semaine, celle que l’association L’Aracine a déposée au LaM de Villeneuve-d’Ascq (Nord), qui l’expose depuis 1999. Or voici que le MNAM reçoit d’un coup une collection de premier ordre, l’une des plus complètes au monde : la donation de Bruno Decharme. En chiffres : 921 œuvres de 229 auteurs, du XVIIIe au XXIe siècle, issus d’Europe et des Amériques principalement. Il l’a sélectionnée à partir de l’ensemble monumental qu’il a constitué en un peu plus de quarante ans : entre 5 000 et 6 000 pièces.
C’est, explique-t-il aujourd’hui, la conclusion à la fois logique et inattendue de son activité de collectionneur. Logique de cohérence : « Depuis que j’ai commencé la collection, dit-il, j’ai toujours pensé qu’il devait y avoir au centre un noyau dur. Avec les historiques, d’une part – Aloïse, Wölfli, Forestier, Hodinos, Pujolle, Darger, etc. –, et les plus récents, de l’autre – Scott, Plny, Domsic, Miller, Way, etc. J’ai réussi à le constituer. Il était impensable qu’il puisse être dispersé. Or c’est ce qui risquait de se produire à ma mort. » Ses enfants n’auraient eu d’autre solution que de vendre pour s’acquitter de droits de succession proportionnels aux valeurs actuelles des œuvres, très supérieures à ce qu’elles étaient quand il les a achetées. « Il fallait anticiper et trouver une issue. »
« Du militantisme »
Un premier projet, imaginé avec son ami et collectionneur Antoine de Galbert, fondateur de La Maison rouge, à Paris, fut de créer un musée à Hauterives (Drôme), près du Palais du facteur Cheval. « La municipalité n’en a pas voulu. » Puis sont venues les offres de l’étranger : « J’ai été approché par des musées américains importants – le Met et le MoMA –, mais cette solution ne me plaisait pas. J’avais toujours en tête l’idée d’une donation en France. On peut appeler cela du militantisme… »
L’inattendu commence en septembre 2020. « Antoine de Galbert m’a reparlé du Centre Pompidou. J’étais très sceptique, étant donné que le musée n’avait jamais montré le moindre intérêt pour mes activités. » Une première rencontre avec Bernard Blistène, directeur du MNAM, a néanmoins lieu en novembre. « Il s’est dit très intéressé par l’idée d’ouvrir un département d’art brut dans le musée. J’ai réfléchi. On s’est revu un mois après. J’ai fixé mes conditions : qu’il y ait impérativement une salle dédiée, sur le modèle de celle qui est consacrée à André Breton ; que des œuvres de la donation circulent et soient mises en dialogue avec d’autres formes de création ; et qu’il y ait un centre de recherche. »
Bruno Decharme, collectionneur : « Jusqu’[en 2027 ou 2028], je travaille avec eux, mais après je les laisse. C’est à eux de continuer »
Ces conditions ont été acceptées. La salle, nommée « Art brut Donation Bruno Decharme », sera permanente, d’une superficie de 50 m2, et l’accrochage renouvelé tous les six mois. « Quand je suis arrivé avec le dossier des 921 œuvres que j’avais sélectionnées, Blistène m’a demandé combien je les autorisais à en choisir : 150 ? 200 ? Je leur ai répondu : “Non, c’est l’ensemble que je donne.” Il y a eu un petit moment de silence. » Le ministère de la culture a officiellement accepté la donation, vendredi 28 mai, et la signature finale a eu lieu mardi 8 juin. A la réouverture après travaux du Centre Pompidou, en 2027 ou 2028, une exposition la présentera dans son intégralité et un catalogue raisonné sera publié. « Jusqu’à ce moment, je travaille avec eux, mais après je les laisse. C’est à eux de continuer. Je suis très heureux que tout soit protégé, avec ce département d’études comme il n’y en a dans aucun autre musée au monde. »
Méthodique et boulimique
Ainsi finira une histoire commencée à la fin des années 1970. Après des études de philosophie et d’histoire de l’art, Bruno Decharme, né en 1951, se consacre au cinéma. D’abord assistant de Jacques Tati, il se spécialise dans le documentaire. Et tourne aussi des films publicitaires, sa « banque », le moyen de financer ses achats de plus en plus nombreux. Car l’événement fondateur a déjà eu lieu. Encore étudiant, il visite la collection de l’art brut à Lausanne peu après son ouverture, un « choc décisif ». Il commence alors sa quête d’œuvres qui « n’intéressaient à peu près personne à l’époque ». Lors d’une vente aux enchères en Suisse, il est l’unique enchérisseur pour un Wölfli. « Il n’y avait guère que trois acheteurs : Lausanne, L’Aracine et moi. »
Bruno Decharme, collectionneur : « Il y a eu tant et tant de destructions, par négligence et par ignorance… »
Fort de sa réputation croissante de collectionneur méthodique et boulimique, il prospecte en France, en Suisse et en Amérique Latine. « J’ai été beaucoup aidé, par des gens qui souhaitaient que ces œuvres ne disparaissent pas. Car il y a eu tant et tant de destructions, par négligence et par ignorance… » En 1999, Bruno Decharme fonde l’association abcd (art brut connaissance & diffusion), installée à Montreuil (Seine-Saint-Denis), où les œuvres sont accessibles au public. Une sélection en est montrée en 2004 au Pavillon des arts des Halles. D’autres expositions suivent, à Tokyo, Prague ou Francfort, avant celle de La Maison rouge à l’hiver 2014-2015, qui remporte un grand succès. L’un des effets de ces expositions est de faire venir à lui de nouvelles œuvres.
Parmi d’autres cas, il donne cet exemple : l’affiche de l’exposition parisienne de 2004 reproduit un dessin de Janko Domsic (1915-1983). Cet émigré croate, venu en France dans les années 1930, vivait dans une chambre de bonne que lui laissaient les habitants d’un immeuble proche de la place de Clichy. Il y dessinait des diagrammes symboliques d’une complexité et d’une élégance stupéfiantes. « L’un des habitants de l’immeuble, un peintre en bâtiment d’origine italienne, a vu l’affiche, est venu à l’exposition et a laissé un mot pour moi aux gardiens. Pour aider Domsic, qui était alors ce qu’on appelle aujourd’hui un SDF, il lui achetait des dessins. Et comme sa femme en avait horreur, il les stockait sous leur lit. C’est ainsi que j’ai pu acquérir grâce à lui des œuvres exceptionnelles. Sans lui, elles auraient fini à la benne. »
Quand on demande à Bruno Decharme si se séparer de ses plus belles découvertes n’est pas douloureux, il écarte la question d’un geste : « Dans cent ans, grâce à cette salle, tous ces gens qui, de leur vivant, ont été cachés, méprisés, piétinés seront là, visibles, à côté de Kandinsky et de Picasso. C’est ça qui compte. »
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