par Virginie Ballet publié le 10 juin 2021
Des «dysfonctionnements» et des «faits graves». De l’aveu même de la ministre chargée de la Citoyenneté, Marlène Schiappa, ce rapport est «glaçant» : très attendues, les conclusions de la mission d’inspection sur le féminicide de Mérignac ont été remises ce mercredi au Premier ministre, Jean Castex. Le 4 mai dernier, Chahinez, 31 ans, avait été tuée en pleine rue, immolée par le feu après avoir été prise pour cible par balles, alors même qu’elle avait déposé plainte à plusieurs reprises contre son mari. Peu de temps après sa mort, le gouvernement avait confié une mission d’inspection à l’inspection générale de l’administration et à celle de la Justice. Il en ressort une série de manquements, ayant entraîné la mort de la jeune femme, mère de trois enfants. En cause : des défauts de communication entre la police et la justice, une mauvaise évaluation de la dangerosité de l’auteur, un défaut de protection de la victime.
L’homme avait été condamné en juin 2020 à 18 mois de prison pour violences conjugales. Même en détention, il l’avait menacée, l’avait contactée par téléphone, alors qu’il n’en avait pas le droit. Elle a déposé plainte en août 2020 pour ces faits. Même si cette plainte sera finalement retirée, puis classée sans suite, le juge d’application des peines n’a pas été informé de ces menaces, qui auraient pourtant permis de cerner le profil de Mounir B.
A sa sortie de prison, en octobre 2020, il fait d’abord l’objet d’un placement extérieur avec suivi socio-éducatif, puis d’une sortie dans le cadre d’un sursis probatoire avec injonction de soins, en décembre. Nouveau manquement : Chahinez n’est pas informée que son conjoint est remis en liberté. «L’information de la victime est à systématiser», exhorte le rapport.
Mi-mars dernier, il l’agresse sur le parking d’un supermarché : il l’étrangle, la gifle, essaie de la faire monter dans un fourgon. Chahinez dépose plainte. La grille d’évaluation du danger et la fiche d’évaluation des victimes sont remplies. Prévue par le Grenelle, la grille d’évaluation du danger comporte une série de questions sur le port d’arme, le contexte ou la fréquence des violences. La fiche d’évaluation de la victime a le même but, mais ces deux éléments comportent des «contradictions», laissant sous-entendre qu’ils n’auraient pas été remplis très assidûment. «Il existe un doute sérieux sur le soin avec lequel ces grilles ont été renseignées», note la mission d’inspection : plusieurs éléments diffèrent entre ces deux fiches d’évaluation d’une même victime. Ces questionnaires, peu lisibles, ont été transmis par mail au parquet, mais sans la plainte de Chahinez. Par retour de mail, le greffe signale au service de police que ces documents sont peu lisibles et demande des précisions, «sans réaction de la part de ce dernier». Par ailleurs, toutes les questions n’avaient pas été renseignées.
Dans les jours qui suivent, les policiers contactent Chahinez, qui leur indique avoir aperçu son ex-conjoint à plusieurs reprises, alors qu’il n’est toujours pas censé l’approcher. Il a laissé plusieurs messages sur son répondeur. Les policiers prennent contact avec les services d’insertion et de probation (Spip), évoquent un homme «difficilement localisable». Ni le Spip, ni la police, n’évoquent les convocations de Mounir B. devant les services d’insertion et de probation. Pourtant, celui-ci y répond, et s’y rend les 26 mars et 14 avril, ce qui aurait permis de l’interpeller pour la violation de ses obligations, qui avait bien été signalée par Chahinez.
Pis, le 18 mars, deux jours après la plainte de Chahinez pour les violences devant le supermarché, un comité de pilotage dédié aux téléphones grave danger se tient, en présence du parquet, le juge d’application des peines, le Spip, la police, la gendarmerie, des associations d’aide aux victimes… Le cas de Chahinez est évoqué comme une «situation à surveiller», mais aucune mesure supplémentaire n’est prise. En réponse, les auteurs du rapport suggèrent d’attribuer à la victime un «téléphone grand danger», et cela «avant la libération de l’auteur des violences» et de l’informer «systématiquement» de l’évolution de la situation de ce dernier.
Le 29 mars, Mounir B. se présente au commissariat. «Très énervé»,il se plaint de ne pouvoir voir ses enfants. C’est un agent d’accueil qui a affaire à lui, mais un autre fonctionnaire de police intervient pour lui demander de partir. C’est celui qui avait pris la plainte de Chahinez, deux semaines plus tôt. Personne ne vérifie l’identité de Mounir B., ni ne fait le lien.
«L’évaluation de la dangerosité de Mounir B. n’a été réalisée que de manière sommaire», note encore le rapport, accablant. Lors de son aménagement de peine, aucune expertise psychologique ou psychiatrique n’a été commanditée. «Une réflexion doit être menée pour disposer d’experts en nombre suffisant», estime la mission d’inspection, pour qui tout aménagement de peine dans ce type d’affaires doit être conditionné à des investigations de cette sorte. «Les conclusions de ce rapport, inédit et qui acte une volonté d’agir, démontrent qu’il y a encore un énorme travail à accomplir sur le terrain, même si les lois ont considérablement été renforcées», a estimé Marlène Schiappa. Peut-il y avoir des sanctions ? «Il faut que les responsabilités soient véritablement établies. Ce rapport pointe des dysfonctionnements, des faits graves qui se sont produits, qui n’ont pas permis de protéger suffisamment Chahinez, mais il n’établit pas de responsabilités personnelles», répond la ministre.
Meilleur contrôle des armes à feu
Dans un communiqué, le Premier ministre, Jean Castex, a annoncé une série de mesures pour mieux lutter contre les violences conjugales. Parmi elles : l’augmentation du nombre de téléphones grave danger (3000 d’entre eux seront mis à disposition des juridictions d’ici début 2022, contre 1 324 actuellement), et renforcement du recours au bracelet anti-rapprochement (au 8 juin, 96 d’entre eux sont actifs, dixit Matignon, contre 47 début mai).
Un fichier national des auteurs de violences conjugales sera également mis en place pour «disposer d’une vision exhaustive de ces situations, mais aussi d’un outil partagé actualisé en fonction des actions policières menées (intervention au domicile, recueil de plainte, main courante…), avec déclenchement de mesures d’accompagnement, de prévention ou de protection soit par la justice, soit par la police». Le contrôle et la détention des armes à feu seront renforcés. Pour Marlène Schiappa, jointe par Libération, «il y a un véritable sujet sur les armes à feu, qui est le premier mode opératoire des féminicides. Nous voulons aller plus loin avec Gérald Darmanin, en élargissant le périmètre du fichier national des personnes interdites de détention et d’acquisition d’armes, aux décisions pré et post-sentencielles, par exemple dans le cas d’une femme ayant déposé plainte et bénéficiant d’une ordonnance de protection. Nous voulons aussi assurer une meilleure connexion entre ce fichier et le casier judiciaire. C’est un enseignement que l’on peut tirer de Mérignac : il n’y a pas suffisamment de communication entre les services et entre les fichiers. Ce fichier est un nouvel arsenal pour boucher les trous qui peuvent exister dans la raquette.» Dans le cas de Chahinez, son mari faisait bien l’objet d’une interdiction de se procurer des armes après sa condamnation. Mais il s’en est procuré de manière illégale, passant donc entre toutes les vérifications, pourtant effectuées.
Le Premier ministre annonce également la création d’une instance nationale dédiée aux violences faites aux femmes et aux filles, qui aura pour mission de renforcer les contacts entre elles, ainsi que la formation. Enfin, d’ici la fin de l’été, se tiendra un comité de suivi des mesures annoncées dans le cadre du Grenelle des violences conjugales, fait savoir Matignon.
Plus tôt dans la journée, le Haut conseil à l’Egalité (HCE), instance nationale consultative indépendante, a rendu public ce mercredi la première édition de son tableau d’indicateurs destiné à évaluer l’efficacité des politiques publiques de lutte contre les violences conjugales. Basé sur des données datées de 2019, ce travail alerte d’abord sur «le véritable système d’impunité» dont bénéficient les agresseurs conjugaux. «Alors que chaque année plus de 210 000 femmes sont victimes de violences conjugales et qu’elles sont plus de 125 000 qui parviennent à se déclarer auprès des forces de sécurité intérieure, en 2019 seuls 52 000 agresseurs conjugaux font l’objet d’une réponse pénale, seulement 33 000 font l’objet de poursuites judiciaires», déplore le HCE. Si le nombre de condamnations pour ce type de faits n’a pas été communiqué pour 2019, en 2018, elles n’étaient que 18 600, selon l’institution.
L’hébergement d’urgence, toujours à la traîne
En outre, le HCE lance une fois de plus l’alerte sur le manque de places d’hébergement réservées aux victimes de violences et à leurs enfants. Dans un précédent rapport, publié en octobre 2019, le HCE estimait ainsi les besoins de l’Hexagone à 20 000 places d’hébergement non mixtes et spécialisées, quand la France n’en comptait en 2019 que 5 713 au total, sans que l’on sache précisément combien d’entre elles étaient réellement dédiées aux victimes de violences conjugales et pourvues d’un accompagnement dédié. «Or, une mise à l’abri sans mise en sécurité, dans un centre généraliste, est une nouvelle mise en danger pour les femmes victimes», souligne le HCE, qui estime que rapportée aux besoins, l’offre ne permet qu’à une femme sur dix de bénéficier d’un accueil adapté. Dans le sillage du Grenelle, le gouvernement a annoncé la création de 2 000 places supplémentaires, portant à terme leur nombre à 7 700, ce qui reste donc toujours en deçà des besoins estimés. Enfin, le Haut conseil à l’Egalité appelle aussi à accroître les efforts en matière de «santé somatique et psychique», ainsi que d’accompagnement vers davantage d’indépendance, en matière de logement ou d’emploi, des femmes victimes de violences conjugales. En France, plus de 200 000 femmes sont victimes de violences physiques et /ou sexuelles chaque année. En 2020, 90 ont été tuées par leur conjoint ou par leur ex.
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