Par Stéphane Mandard Publié le 8 juin 2021
De nombreux primo-injectés cessent de respecter les gestes barrières avant même de recevoir leur deuxième dose. Pourtant, seuls 20 % des Français étant totalement vaccinés, des médecins insistent sur la nécessité de ne pas baisser la garde.
Le Graal. Dans les jardins du château de Versailles, un couple d’amoureux prend la pose pour un selfie en brandissant leurs attestations de vaccination comme des trophées. Sitôt piqué, sitôt posté sur Instagram. Lunettes de soleil, masques baissés, ils viennent de recevoir leur première injection de Pfizer dans le vaccinodrome éphémère installé fin mai dans le domaine. La promesse de « pouvoir partir en vacances où on veut ». Il fait beau, il fait chaud, Diana-Eve et Shaen iront d’abord « fêter » leur première dose « en terrasse ».
Les terrasses « bondées », Jean les a croisées à vélo en se rendant au centre de vaccination de Saint-Mandé (Val-de-Marne) pour y recevoir sa première dose. Agé de 33 ans, cet ingénieur a décroché un rendez-vous au premier jour de l’ouverture de la vaccination à tous les adultes. « Prudent », il ne s’était pas encore autorisé à partager un verre avec les collègues après le boulot. « J’espère pouvoir me lâcher un peu, maintenant.
Parmi les témoignages recueillis par Le Monde auprès de primo-vaccinés flotte ce parfum diffus d’un grand relâchement des gestes barrières.
Anne-Sophie, 49 ans, évoque « un grand soulagement ». Une semaine après son injection, elle a dîné au restaurant avec des amis, avant de rejoindre une fête dans son immeuble avec une vingtaine de personnes. « Sans vraiment réfléchir, alors que cela faisait des mois que je respectais les gestes barrières, j’ai embrassé trois personnes pour leur dire au revoir en fin de soirée. Pas de signe de la main, une simple bise, sur la joue gauche puis la droite », confie Anne-Sophie, encore sidérée par son geste. « L’envie instinctive de me lier à d’autres ? Le besoin de retrouver une vie normale ? »
Le « passeport bisous »
Françoise Knipiler est médecin généraliste au Bourg-d’Oisans (Isère). Au lendemain de sa première injection, elle était « tellement soulagée et contente » qu’elle en a oublié de mettre ses gants pour réaliser un test antigénique. Aujourd’hui, elle « omet régulièrement son masque dans les commerces ». Et puis avec les copines, « on se fait la bise, on s’étreint ! Enfin ! »
« Les mesures sanitaires ont un coût social important. Les gens n’en peuvent plus de ne plus se voir, de ne plus se toucher », Jocelyn Raude, enseignant-chercheur en psychologie sociale
« Ce sentiment de soulagement s’accompagne d’un relâchement des comportements lié à la vaccination, analyse Jocelyn Raude, enseignant-chercheur en psychologie sociale à l’Ecole des hautes études en santé publique et auteur d’un article récent sur les déterminants des comportements de prévention dans le contexte de la pandémie de Covid-19. Les mesures sanitaires ont un coût social important. Les gens n’en peuvent plus de ne plus se voir, de ne plus se toucher. »
Une impression confirmée par les professionnels de santé. « Dans l’esprit de certains, je suis vacciné, je suis immunisé, donc je peux faire n’importe quoi, témoigne Vincent Royaux, généraliste à Lunéville (Meurthe-et-Moselle) et président du conseil de l’ordre des médecins dans le Grand-Est. Quand les personnes âgées reçoivent leur première dose, elles ont l’impression d’obtenir leur “passeport bisous” pour pouvoir revoir leurs petits enfants. » Elles baissent la garde et s’exposent au virus.
Parmi les patients du docteur Royaux, un couple a ainsi été testé positif trois semaines après avoir reçu sa première dose de Pfizer. Bilan : une semaine de fièvre et de grosse fatigue. Des retraités du Loir-et-Cher ont connu la même mésaventure. Aux vacances de Pâques, leur première dose injectée, ils ont gardé leurs petits-enfants à domicile. Au bout de quelques jours, fièvre et fatigue : ils ont été testés positifs, contaminés par une de leurs petites-filles.
Vincent Royaux cite aussi le cas de cette employée de La Poste, qui ne retire jamais son masque derrière son guichet, mais craque à la pause-café : « Elle a été contaminée une dizaine de jours après sa première injection avec une collègue et a ensuite contaminé son mari. » Ce n’est pourtant pas faute de pédagogie : « Sans arrêt, je rappelle à mes patients que l’immunité, ce n’est pas avant la deuxième dose et qu’ils peuvent toujours transmettre le virus. »
Dans son cabinet d’un quartier populaire du 8e arrondissement de Lyon, Vincent Rébeillé-Borgella est « obligé de réexpliquer qu’on ne porte pas son masque sous le nez dans la salle d’attente ». Lui aussi évoque un « sentiment de libération », « un relâchement des comportements » après la première dose.
Des primo-injectés hospitalisés
Un défaut de vigilance qui peut conduire jusqu’à l’hospitalisation. Dans son unité Covid-19, au centre hospitalier de Toulon, Clarisse Audigier-Valette recense « 20 % de premières doses ». Parfois, les patients sont même hospitalisés en réanimation.
« C’est assez fréquent de retrouver des primo-injectés, précise Djillali Annane, chef du service de réanimation à l’hôpital Raymond-Poincaré de Garches (Hauts-de-Seine). Les personnes pensent à tort qu’elles sont protégées après une première injection. Elles vont baisser la garde par rapport aux gestes barrières et augmenter leur probabilité de contracter le virus. Si elles ont un terrain fragile, elles s’exposent à des formes sévères et se retrouvent en réa. C’est une réalité. » Chef de service à la Pitié-Salpêtrière, à Paris, son collègue Jean-Michel Constantin, lui-même testé positif après sa première injection, confirme : « Il y a des cas, clairement. Mais la plupart du temps, ce ne sont pas des formes graves. »
Clarisse Audigier-Valette ne jette pas la pierre à ses patients. « C’est très humain de penser qu’on a accédé au Graal quand on a attendu aussi longtemps », affirme-t-elle. Surtout pour les plus jeunes, pour qui la première dose est aussi une première étape vers le passe sanitaire, sésame pour accéder aux festivals de l’été ou voyager à travers l’Europe.
Avant Noël, quand les Français se ruaient en pharmacie se faire dépister pour passer les fêtes en famille, le ministre de la santé, Olivier Véran, avait alerté contre l’usage des tests comme un « totem d’immunité ».
Un message « pas assez relayé »
La même mise en garde n’a pas accompagné la vaccination et a fortiori la première dose. Sur l’attestation remise aux primo-injectés, aucune mention sur la nécessité de ne pas faiblir sur les gestes barrières avant le deuxième rendez-vous. Et dans les courts entretiens post-injection, dans les centres de vaccination, on insiste sur les éventuels effets secondaires, on conseille de ne pas se lancer tout de suite dans un marathon mais on évoque plus rarement les gestes barrières.
« Tant qu’on n’aura pas l’immunité collective, il ne faut pas baisser la garde », Djillali Annane
Pour le docteur Audigier-Valette, comme pour ses collègues, les Français, dans leur grande majorité, n’ont « pas la perception du taux de protection après une première injection ». La production d’anticorps n’intervient pas avant quinze jours et elle n’atteint son maximum d’efficacité que deux semaines après la deuxième dose. « Tant qu’on n’aura pas l’immunité collective, il ne faut pas baisser la garde, martèle le docteur Djillali Annane, président du Syndicat national des médecins réanimateurs. Or, ce message n’est pas suffisamment relayé. »
Vincent Rébeillé-Borgella regrette une « confusion largement entretenue ». « Quand on dit qu’il y a 50 % des Français qui sont vaccinés, c’est faux. » « Ça, c’est de la communication politique, commente Clarisse Audigier-Valette. La communication sanitaire, c’est de dire que la couverture vaccinale complète ne concerne pour l’instant que 20 % de la population adulte. » Soit encore très loin des 80 % de couverture complète nécessaires pour atteindre l’immunité collective. Selon les derniers chiffres communiqués par le ministère de la santé, lundi 7 juin, 28 271 153 de Français ont reçu au moins une dose, dont 12 517 222 deux injections.
Raccourcir le délai entre les deux doses
Selon le docteur Audigier-Valette, cette « mauvaise information »du public tient aussi aux « ordres et contre-ordres dans la stratégie vaccinale ». Afin d’accélérer le rythme de la campagne, le délai entre deux injections de vaccin à ARN messager a été porté à la mi-avril de vingt-huit jours à quarante-deux jours.
« Cela signifie que la protection maximale n’est désormais atteinte que huit semaines après la première injection et non plus six semaines, relève la médecin qui voit débarquer dans son service des patients une semaine avant qu’ils aient pu recevoir leur deuxième dose. C’est regrettable de devoir prendre en charge des gens qui attrapent le Covid-19 après une première injection. S’ils avaient reçu une vaccination complète, on ne les aurait pas dans nos lits. »
Aussi, elle prône de revenir « très vite » au délai initial. « Deux semaines, ça peut ne paraître rien, mais quinze jours de gagnés, c’est primordial pour accélérer la couverture vaccinale face à l’arrivée du variant indien qui est six fois plus contagieux. » Et pour affronter une « quatrième vague » qu’elle juge inévitable, à l’automne, à l’aune du regain d’hospitalisation au Royaume-Uni malgré un taux de couverture vaccinal bien supérieur à celui de la France.
De son côté, le professeur Annane exhorte le ministère de la santé à penser « dès maintenant » à une « troisième dose » pour toutes les personnes aux défenses immunitaires affaiblies – et pour lesquelles la durée de protection du vaccin est plus courte –, afin « de ne pas se retrouver à courir après à l’automne ». Et pour ces publics, de ne pas relâcher les gestes barrières, même après leur… deuxième injection.
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