Par Emmanuelle Lequeux Publié le 10 juin 2021
EN IMAGES La photographe américaine a rassemblé des clichés de corps de femmes qui, grâce à ses collages, n’ont plus rien de modèles passifs et silencieux. Ils s’animent, dialoguent et racontent, avec douceur et violence, ce que c’est qu’être une femme.
A qui appartiennent ces corps ? Sont-ils offerts ou résistants ? Objets ou sujets ? Des ensembles ou des fragments ? Féministe revendiquée, l’Américaine Carmen Winant a composé ce fascinant panorama de collages noir et blanc à partir d’une expérience personnelle : il y a une dizaine d’années, elle servait de modèle à des étudiants lors de cours de dessin. N’être qu’un corps, en silence ; faire pause sur ses désirs, ses impatiences, ses gênes, pour s’offrir au regard de l’autre… Il y a, plus que de l’inconfort, une certaine violence dans ces moments.
Une catharsis
Sa série Body Index s’est construite comme une catharsis : c’est un des projets auxquels tient le plus celle qui a été couronnée en 2019 par le Guggenheim Fellowship in Photography, notamment pour la série de photographies de femmes accouchant qu’elle a exposée au Museum of Modern Art (MoMA), à New York. « A mes yeux, l’expérience d’être femme dans le monde est pleine de contradictions, et là réside la promesse de l’œuvre, résume-t-elle. Au fil de mon travail, je m’intéresse à la façon dont l’art, et plus particulièrement pour moi la photographie, échoue en fait à décrire des états intérieurs. »
Le livre d’artiste né du projet Body Index dévoile quelques dizaines de collages, mais Carmen Winant en a produit des centaines, qu’elle expose parfois dans leur multitude, sur les murs des musées. Un point d’acmé de son œuvre, qu’elle définit comme « une cartographie de l’invisible géographie de la douleur », reprenant les termes de l’essayiste Elaine Scarry.
Pour constituer le vaste corpus de Body Index, elle s’est attachée à rassembler des images de femmes en train de poser, dans toutes sortes d’attitudes. Des clichés destinés, la plupart du temps, à servir de référence anatomique aux artistes. Le stéréotype même du corps instrumentalisé par le regard de l’objectif.
« La rébellion cachée »
« J’adore chercher et absorber du matériel qui a vécu dans le monde avant moi. Je me considère toujours comme photographe, simplement je ne suis plus l’auteur de mes propres images, explique l’artiste. Toutes les images de Body Index, celles du premier niveau, proviennent d’un énorme livre sur le dessin anatomique. Ces femmes, jeunes et minces, sont complètement dépourvues d’expression ; presque entièrement vides. »
« Elles me rappellent mes années comme modèle, où moi aussi j’essayais d’atteindre ce degré de stoïcisme. Je voulais les récupérer, les prendre au sérieux, engendrer avec elle du sens et de la subjectivité. Pas exactement pour mettre à plat ma propre expérience, mais pour réfléchir à la relation entre “l’artiste” et la “muse” féminisée qui sous-tend toute l’histoire de l’art. »
Elle y mêle d’autres types de clichés, issus des rangs des lesbiennes séparatistes, ce courant du militantisme lesbien qui se déclare ouvertement misandre, ou tirés de manuels de massage thérapeutique. Et orchestre ainsi, à travers ses collages, un fascinant dialogue entre ces silhouettes, qui redonne vie à ce qui n’était que pure forme. Les lignes sont brouillées, les genres indécis. Se révèle alors, dit-elle, « la rébellion cachée de ces corps posant ».
Une fenêtre sur l’horizon
« Your body is a battleground », « ton corps est un champ de bataille » : féministe de la première génération, la plasticienne Barbara Kruger le clamait sur une affiche conçue en faveur de la défense de l’avortement en 1989 et dont Winant a repris le titre pour l’une de ses expositions en 2017. Ses humbles héroïnes ont hérité de ce combat. Ici, la bataille est rangée, mais pas moins déterminée. Ouvrant comme une fenêtre sur l’horizon de ces silhouettes réduites à n’être qu’objet, le processus de collage utilisé par l’artiste n’a rien d’une collusion : il est plutôt enlacement, saisissement.
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