La crise sanitaire peut être l’occasion de réfléchir à l’utilité des incarcérations liées à des délits mineurs, estiment, dans une tribune au « Monde », quatre membres de la Commission globale de politique en matière de drogues.
Tribune. L’irruption du Covid-19 dans les lieux de détention a souligné une fois de plus ce que tous les spécialistes savaient déjà : la surpopulation carcérale est un drame.
Face à l’urgence, de nombreux pays ont laissé sortir des détenus incarcérés pour des délits de peu de gravité. En France, près de 10 000 personnes ont ainsi recouvré la liberté. Partout dans le monde, le débat s’est ouvert sur la question de savoir si ces mesures ne devraient pas durer – en d’autres termes, si ces incarcérations liées à des délits mineurs associés aux drogues étaient bien utiles.
Passé l’urgence, l’heure de la réflexion a sonné. L’heure du choix, aussi. Faut-il poursuivre une politique répressive centrée sur les « proies faciles », petits délinquants de rue ? Ou dépasser l’incarcération de masse pour aller dans le sens d’une réelle proportionnalité des sentences ?
Concentration sur les petits délinquants
La grande majorité des personnes interpellées en France le sont pour des délits mineurs liés à la consommation, au deal local ou au transport de drogues, en premier lieu de cannabis. Cette concentration sur les petits délinquants absorbe une part considérable du temps et des moyens du système judiciaire et de la police. Elle donne l’illusion, par le nombre des arrestations et des saisies, de l’efficacité. L’arrestation des dirigeants des organisations criminelles, bien introduits, défendus par les ténors du barreau et impliqués dans le blanchiment d’argent, reste en revanche exceptionnelle alors qu’ils sont les plus nuisibles.
« La spirale de la répression ne fait qu’exacerber la pauvreté, le dénigrement social des pauvres et les abus policiers »
Les annonces faites par le gouvernement indiquent un retour à des méthodes d’incarcération de masse qui ont fait la preuve de leur inefficacité, sur fond de refus persistant d’ouvrir le débat sur une légalisation régulée du cannabis.
Nulle part dans le monde, la pénalisation n’a apporté la preuve de son efficacité, ce qui conduit de nombreux pays à dépénaliser la consommation des drogues.
En France, les gouvernements successifs ont fait porter à certaines zones ou à certaines populations le poids de l’appareil répressif, accusant de laxisme ceux qui proposaient des alternatives. Ces approches vivent du mythe que la punition a une vertu préventive, alors que les personnes qui s’adonnent au trafic, au recel ou au transport des drogues le font le plus souvent faute d’alternative économique. Bien loin de résoudre « le problème des banlieues », la spirale de la répression ne fait qu’exacerber la pauvreté, le dénigrement social des pauvres et les abus policiers. Le saupoudrage confié à la politique de la Ville est, par comparaison, dérisoire.
Les planètes sont pourtant alignées pour que le pragmatisme l’emporte sur l’idéologie : la crise du coronavirus a fait passer le taux d’occupation des prisons sous la barre de 100 % et la prise de parole de la jeunesse française a suscité une prise de conscience des discriminations et de l’arbitraire qui entachent la mise en œuvre des politiques répressives.
Voila qui ouvre la possibilité d’un réel débat citoyen.
Changer le discours officiel
Il faut appliquer au plus vite les solutions évitant l’incarcération qui figuraient dans la loi de programmation de la justice, et dépénaliser l’usage des drogues. C’est à ce prix qu’on rétablira la confiance entre les habitants des quartiers défavorisés, la police et les autorités locales et nationales – à condition que change le discours officiel, qui stigmatise les consommateurs de drogues et applaudit à la condamnation des petits délinquants non violents.
Il incombe aux responsables politiques d’aujourd’hui de prendre acte de l’échec des politiques répressives poursuivies depuis bien trop longtemps, et d’engager le pays tout entier dans un processus de réformes des politiques en matière de drogues.
Observateurs attentifs de la situation, nous déplorons que les intentions ne se concrétisent souvent que par des demi-mesures, comme quelques lieux de consommation épars ou une politique hésitante en matière d’amendes. De l’étranger ou dans les cénacles internationaux, on raille volontiers les grands mots et les petites actions de la France. C’est oublier un peu vite tout ce que ce pays a apporté au monde et les avancées décisives dont il a fait preuve au sortir des crises les plus sombres.
Nous sommes aujourd’hui sur l’un de ces seuils de l’histoire. Il faut le passer. Dans le monde d’après le coronavirus, cessons d’enfermer à tour de bras.
Ruth Dreifuss, ancienne présidente de la Confédération suisse (1999) ; Aleksander Kwasniewski, ancien président de la Pologne. (1995-2005) ; Michel Kazatchkine, ancien directeur du Fonds mondial contre le sida, le paludisme et la tuberculose (2007-2012) ; Javier Solana, ancien secrétaire général de l’OTAN (1995-1999) ; tous quatre sont membres de la Commission globale de politique en matière de drogues.
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