TRIBUNE
L’économiste François Lévêque a écrit, dans « Le Monde », que les sites de rencontres permettent de former des couples mieux appariés. Jean-Claude Kaufmann, sociologue du couple, estime que l’on ne peut pas trancher.
Tribune. Dans une tribune publiée par Le Monde le 17 juillet, « De l’utilité sociale des sites de rencontres », François Lévêque, professeur d’économie à Mines ParisTech, soutient que les sites de rencontres permettent de constituer des couples plus durables et mieux appariés que ne le font les rencontres dans la vie courante. Or cet article est une suite d’approximations et d’erreurs que l’on permettra à un sociologue spécialiste de la vie conjugale de souligner.
En préalable, je tiens à constater que l’économie, qui domine déjà la société au point de restreindre l’exercice du politique (rien n’est possible si le marché s’y oppose), ne cesse d’élargir son emprise, jusqu’à des domaines où elle ne devrait pas se fourvoyer. François Lévêque cite Gary Becker, Prix Nobel d’économie, qui pense que le choix du conjoint est déterminé par l’intérêt personnel, autrement dit la cupidité. Il est vrai que, dans le domaine économique, des éléments tels que le dépassement de soi ou l’amour n’entrent pas dans les équations. Mais passons.
Le seul point d’accord avec François Lévêque est que les sites de rencontres ont certaines utilités sociales, c’est évident, loin de moi l’idée de le nier. Mais qui a dit qu’ils permettaient de constituer des unions plus durables ? François Lévêque l’affirme sans avancer de preuves ou de références. Les données sont méthodologiquement très difficiles à produire sur cette question. Le peu qui existe, par ailleurs, n’est pas fiable, car proposé par les sites de rencontres eux-mêmes et utilisé dans leurs campagnes publicitaires.
Les jeux d’opposition ne sont pas prévus dans les algorithmes
Les sites se livrent une concurrence acharnée, autour d’une nouvelle promesse qui leur permet d’augmenter leurs bénéfices : leurs algorithmes seraient capables de déterminer le candidat idéal et donc de former des couples parfaitement appariés. Cette promesse, qui remplace l’ancienne croyance au destin, est extraordinairement attirante pour beaucoup de personnes angoissées à l’idée de se tromper dans ce choix décisif. Quel bonheur, quel repos mental, d’appendre que les algorithmes savent mieux que nous-mêmes quel est notre partenaire idéal. Or cette promesse comporte trois erreurs.
Tout d’abord, le couple est plus complexe dans son fonctionnement qu’on ne l’imagine et il se forme sur deux logiques opposées. La première est certes basée sur le principe du « qui se ressemble s’assemble », qui va continuer à agir tout au long de la vie conjugale, les deux partenaires ne cessant chaque jour de produire une culture commune à partir de leurs différences.
L’important d’ailleurs est bien davantage ce mouvement permanent que des ressemblances passagères. Mais, parallèlement, ils vont installer un jeu de rôles complémentaires souvent très opposés, dans tous les domaines (le gardien des risques versus l’idéologue de la décontraction, etc.). Ce qui les pousse à forcer leurs divergences. Ces jeux d’opposition ne sont pas prévus dans les algorithmes.
Savoir lâcher prise lors de la rencontre
Ensuite, l’entrée en couple change profondément tous les repères de l’identité, par une reformulation mutuelle permanente. Selon le conjoint qui sera le nôtre, nous ne deviendrons donc pas le même dans l’avenir. Nous ne pouvons donc savoir avant cette mutation quels seront les critères d’une bonne association puisque nous aurons changé, et d’une manière souvent très importante (les habitudes, les valeurs sont profondément transformées, il arrive même que les goûts alimentaires évoluent fortement).
Enfin, bien que les données soient insuffisantes pour le prouver, on peut penser que les couples fondés sur des algorithmes de ressemblances sont moins durables. Car, outre la grande tristesse d’enfermer entre eux des individus « allergiques au gluten ou qui aiment les chiens », pour reprendre les exemples de François Lévêque, on renforce l’illusion que l’on pourrait rester totalement soi-même et rajouter l’autre dans sa vie, sans qu’il dérange, puisqu’il s’agit de son double ou presque. Or c’est strictement impossible, heureusement. Aucun couple n’est possible sans une transformation de soi. C’est la différence avec la colocation.
Le plus grand défi aujourd’hui, à notre époque où chacun voudrait tout maîtriser de sa vie, est de savoir lâcher prise lors de la rencontre, d’accepter d’être emporté dans l’aventure de la mutation identitaire. Certains appellent cela l’amour.
Jean-Claude Kaufmann est l’auteur de Pas envie ce soir. Le consentement dans le couple (Les Liens qui libèrent, 272 pages.
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