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jeudi 23 juillet 2020

LUCIA JOYCE, LA DÉRAISON DES PLUS FORTS

Par Olivier Lamm — 

Internée à de multiples reprises, sacrifiée au nom de l’art de son père, cette danseuse libre et brillante mourra dans l’anonymat, à l’asile, en 1982. Un sort semblable à celui de nombreuses artistes ignorées par la société d’alors.

James Joyce, sa femme, Nora Barnacle, et leurs enfants, Lucia et Giorgio, à Paris en 1925.
James Joyce, sa femme, Nora Barnacle, et leurs enfants, Lucia et Giorgio, à Paris en 1925. Photo Getty Images

«C’era una volta»… Lucia. Fille lumière. Fille de son père. Surtout femme de l’ombre, dans l’ombre portée de deux œuvres parmi les plus révolutionnaires et écrasantes de la littérature du XXe siècle, qu’elle aura influencées de mille façons, sans qu’aucun exégète ne puisse déterminer avec certitude où, ni de quelle manière exactement. Comment exister quand on est la fille de James Joyce, auteur d’Ulysse et Finnegans Wake ? Aux yeux de l’histoire des arts, on n’existe pas ; ou si peu, quitte peut-être à ne plus exister à soi-même.

Son père, pourtant, la tenait pour intensément douée, considérant que s’il possédait lui-même une «étincelle», «elle a été transmise à Lucia et allumé un feu dans son cerveau». Mais Lucia Joyce, exilée dans les limbes par la guerre après l’évaporation de sa famille, aura à peine vécu. Tout juste survécu, internée à l’asile, à l’abri du regard du monde, si loin du milieu mondain qui l’avait célébrée à Paris, quand elle dansait comme une jeune fille trop libre et brillait dans les coteries si férues d’avant-garde de l’entre-deux-guerres. Morte en 1982 à l’asile psychiatrique St Andrew’s de Northampton, au centre exact de l’Angleterre historique, après trois décennies à exister sans rien écrire, rien créer, rien raconter à personne de sa vie ni de celles qu’elle aura côtoyées avant de tomber dans l’anonymat.
A son arrivée dans cet asile dans lequel elle passera le reste de sa vie, le 15 mars 1951, Lucia Joyce avait dans ses bagages sa carte d’identité, 7 900 francs, une carte de visite avec, manuscrite, l’adresse de la sœur de Sylvia Beach («à contacter en cas d’urgence»). Ce seront ses seules possessions à sa mort, trente et un ans plus tard, en 1982. Tout le reste la concernant ou presque, lettres, ébauche d’autobiographie, aurait été brûlé par les Joyce eux-mêmes, au moment de quitter Paris en 1939, puis l’année de sa mort par le gardien du temple Stephen James Joyce, fils de Giorgio (le frère de Lucia) et exécuteur testamentaire très craint de l’estate Joyce, qui détestait tous les critiques et chercheurs qui désespéraient de pouvoir fouiller les archives familiales.

Martyre de la psychiatrie

Pourquoi, comment, à quel dessein ? Qu’y avait-il à faire disparaître ? Quelques éléments qui auraient pu réfuter le fait que la vie de Lucia Joyce, fille de James, ne fut rien d’autre qu’un trou noir ? C’est la thèse qui anime nombre de chercheurs, auteurs, poètes, militants ou pas, qui ont été nombreux, ces dernières années, à se pencher sur ce destin méconnu, aux détails annihilés, biffés ou raturés au fur et à mesure des années d’oubli. La chercheuse Carol Loeb Shloss, auteure d’une biographie militante et incroyablement riche en faits malgré l’absence de sources primaires, sobrement intitulée Lucia Joyce. Alan Moore, qui lui consacre le plus torrentiel, expérimental et… joycien des chapitres de sa cathédrale romanesque, Jérusalem. Les auteurs de bande dessinée Mary et Bryan Talbot, dans Dotter of Her Father’s Eyes. Les romanciers Annabel Abbs (The Joyce Girl), Alex Pheby (Lucia) et Anna Vaught (Saving Lucia). Encore le dramaturge français Eugène Durif (le Cas Lucia J., un feu dans sa tête). Une vraie mode, peut-être, débutée dans les années 2010, c’est-à-dire depuis que l’on a sérieusement commencé à se soucier de toutes ces femmes artistes sans œuvre, ou aux créations occultées par une société qui refusait de leur prêter attention. Un engouement biographique sans doute dû, aussi, au fait que Lucia Joyce fut en toute vraisemblance une martyre de la psychiatrie de son époque, institution patriarcale s’il en est, à égalité avec d’autres grandes «démentes» de l’histoire de l’art, Camille Claudel, Aloïse Corbaz, Charlotte Perkins Gilman. Lucia Joyce ne fut-elle qu’une victime typique de son temps et de notre civilisation ?
Comme n’importe quelle autre, elle aura bien sûr vécu bien au-delà de sa silhouette de symptôme, au moins autant qu’elle débordait des contours d’une jeune femme conforme de son époque.
Comment aurait-il pu en être autrement ? Ses parents étaient James Joyce et Nora Barnacle, ces deux outsiders en exil, elle femme de chambre émancipée de sa famille, lui étudiant en médecine alcoolique et écrivain débutant, qui avaient fait le choix de vivre pauvres et loin de chez eux au nom de la littérature, quand bien même Nora goûtait si modérément l’art de son époux. Ils s’étaient connus bibliquement en Irlande le 16 juin 1904, date qui deviendrait notoire pour être celle où se déroulent les événements d’un roman du nom d’Ulysse. Lucia Anna Joyce naquit à Trieste trois ans et un mois plus tard, le 26 juillet 1907, dans un hôpital pour indigents. Son père, lui-même hospitalisé pour cause de fièvre rhumatismale, n’assistera pas à l’accouchement, ce qui ne l’empêchera pas de nouer une relation d’exception avec sa deuxième née, prénommée en hommage à la sainte patronne des malvoyants. Lucia, prunelle des yeux de son père : le cliché est lourd de sens, mais le fait est que la fillette, toute petite déjà, ne supportait pas d’être éloignée de ce père souvent absent pour cause de perdition dans les bars, et que sa mère était la seule à corriger quand elle dépassait les bornes dans la très chaotique maisonnée triestoise.
Quelques années plus tard, dans l’appartement des Joyce situé boulevard Raspail, à Paris, l’adolescente Lucia n’acceptait de se taire que pour son père, au travail sur Ulysse. Quand il n’écrivait pas, elle lui parlait en italien, sa langue «paternelle» si l’on peut dire (préférant l’allemand, appris à Zurich, quand elle s’adressait à son frère Giorgio).
Dancer Lucia Joyce (1907 - 1982), the daughter of Irish novelist James Joyce and Nora Barnacle, at the studio of photographer Berenice Abbott at 18 Rue Servandoni, Paris, 1927. (Photo by Berenice Abbott/Getty Images)
Lucia Joyce dans le studio de Berenice Abbott à Paris, en 1927. Photo Berenice Abbott. Getty Images

Une chaise en pleine figure

Mais c’est par le langage du corps que Lucia, un temps trop court de son existence, devint artiste. Déjà toute jeune, la jeune fanatique de Lillian Gish et Napoléon, époustouflait l’entourage des Joyce par ses imitations de Charlot. Puis elle devint élève à l’Institut Jaques-Dalcroze, où l’on pratiquait l’eurythmie, expression sportive, artistique et ésotérique en lien avec l’anthroposophie de Rudolf Steiner, et trouva sa voie : celle d’une danseuse libérée, libératoire.
Sans formation classique, soutenue par la très avant-gardiste Margaret Morris (fille de William) puis l’illuminé Raymond Duncan (frère d’Isadora, dont on parlera dans ce cahier en août) dont elle suivra les cours à l’Akademia de la rue de Seine, elle passa «pro» en 1926 au sein des Six de rythme et couleur, sororité chorégraphique fondée par Loïs Hutton et la surréaliste Hélène Vanel.
Grimées en pantomimes futuristes, les Six dansaient sur des musiques de Brahms et Stravinsky, et fascinaient l’intelligentsia, de Picasso à Jean Renoir, qui fit apparaître les Six en soldats de plomb dans la Petite Marchande d’allumettes, en 1927. Voilà le moment de gloire de Lucia Joyce, quand la «flapper» puissante inspirait Berenice Abbott (qui l’immortalisa en pleine «danse du feu follet») et menaçait de faire de l’ombre jusqu’à son prodige de père. Ainsi pouvait-on lire dans le Paris Times, en 1928, à l’occasion d’un spectacle des Six au Théâtre du Vieux-Colombier : «Quand elle aura atteint son meilleur niveau à la danse rythmique, il se pourrait bien que James Joyce ne soit plus connu que comme le père de sa fille.»
Joyce, de son côté, ne craignait rien de cette fille qui le subjuguait par son «éloquence silencieuse», qu’il comparait à des hiéroglyphes. L’écrivain était déjà au travail sur ce work in progress fabuleux qui deviendrait Finnegans Wake, dont le plus célèbre chapitre, Anna Livia Plurabelle, doit tant à Lucia, sa plus grande inspiratrice et, selon la biographe Carol Loeb Shloss, sa seule véritable collaboratrice.
Comment expliquer qu’à partir des années 30, Lucia glissa dans la folie ? Devint-elle réellement «schizophrène», comme le théorisa Carl Gustav Jung, qui voyait en cette fille un symptôme de la maladie de son père ? Rien n’est moins sûr, précisément. Shloss marque le début de la chute à octobre 1929, quand la danseuse renonça à sa carrière artistique en refusant mystérieusement de rejoindre une troupe à Darmstadt ; peut-être également quand Samuel Beckett, jeune loup de 23 ans qui ne cherchait que l’adoubement du grand écrivain dont il était le secrétaire, l’éconduit après une liaison dont on ignore encore si elle fut consommée.
C’est à partir de 1931 en tout cas que Lucia Joyce commença à avoir ces fameux tantrums («accès de colère») qui lui vaudront d’être internée, de plus en plus souvent et pour des périodes de plus en plus longues, en maison de santé. Entre 1931 et 1934, elle sera auscultée par 24 médecins, connaîtra 8 amants (dont le sculpteur Sandy Calder), habitera dans 3 institutions psychiatriques… Et plongera un peu plus profondément, à chaque internement, dans les affres labyrinthiques d’une fêlure dont rien ne dit, avec le recul, qu’elle n’est pas le résultat d’un acharnement psychothérapeutique. Son frère Giorgio, qui l’abandonna totalement à partir des années 50, fut parmi les croyants les plus obstinés en une folie incurable. Sa mère, Nora, de son côté, ne lui pardonnera jamais l’agression de trop, une chaise balancée en pleine figure, un triste jour de 1935 (Shloss théorise que Nora était jalouse de son entente créative avec Joyce sur Finnegans Wake, quand elle-même n’y comprenait rien). Quant à Joyce, certes désemparé au point de la faire interner à de nombreuses reprises, il ne croyait guère à la folie furieuse. Dans une lettre à Harriet Shaw Weaver, bienfaitrice de l’écrivain, datée de septembre 1934, il s’exprimait sans ambiguïté : «La pauvre enfant n’est pas une folle délirante […], juste une pauvre enfant qui a trop essayé de trop comprendre. »

Exilée hors du monde

Malheureusement, la guerre et la mort scelleront à tout jamais son destin. En 1941, Joyce, qui essayait désespérément de la faire venir de Pornichet en Suisse, mourut. Lucia apprit la mort de son père en lisant le journal, parce que son frère avait tardé à lui écrire. Il la reverrait à Paris, avec Nora, dix ans plus tard. Puis en 1957, la seule et unique fois où il lui rendit visite à Northampton. A ses yeux, Lucia n’existait plus, ou presque. Exilée hors du monde par la folie, puisqu’il faut établir des frontières dans le monde si étrange de la psyché, et sacrifiée au nom de l’art de son père. Dixit son amie d’enfance Dominique Maroger : «Comme dans les légendes d’Europe centrale, une femme a été placée dans un pont pour assurer sa préservation, sa vie a servi de soutènement à un roman.» Extrapolation tragique, symbole ? Joyce lui-même aurait avoué, au moment de rendre le manuscrit de Finnegans Wake : «Il m’arrive de penser que le moment où je quitterai cette forêt obscure, elle sera également guérie.» Ironie terrible, Lucia Joyce n’existe plus nulle part ailleurs qu’entre les lignes de textes écrits sur elle, et celles d’un des labyrinthes littéraires les plus complexes de la modernité sur lequel elle veille, comme un phare, ou une muse ténébreuse.

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