Théorisé aux Etats-Unis à la fin des années 1960, le concept est encore tabou dans l’Hexagone. Pour les chercheurs, il faut sensibiliser l’opinion à cet « imperceptible ».
« Vous venez de quel pays ? » « Tu dois aimer quand il fait chaud ! », « Comme vous parlez bien français ! » Ces petites remarques anodines se veulent souvent bienveillantes. En réalité, elles pétrifient les Français des Antilles ou d’origine africaine à qui elles s’adressent. Signe d’ethnocentrisme blanc, ignorance ou racisme euphémisé, ces expressions assénées « sans penser à mal » mais ressenties douloureusement sont partie intégrante d’une expérience de vie que seules connaissent les personnes appartenant aux minorités visibles, mais qu’il n’est pas interdit aux autres de chercher à comprendre, voire à combattre.
« Ce sont des microagressions, si petites que les auteurs ne les perçoivent jamais, mais qui blessent », témoigne l’historien Pap Ndiaye. Professeur à Sciences Po, il raconte s’être fait proposer l’adhésion à un club de perfectionnement en lecture lors de son inscription dans une bibliothèque municipale. « C’est comme le supplice de la goutte d’eau. Une fois, cela n’a rien de grave, mais un million de fois, c’est insupportable », constate-t-il.
« Etre français, c’est encore être blanc »
Paternalisme, héritage colonial, assignation à identité… Les explications possibles dépassent le cadre d’un attrait pour la différence ou du simple quiproquo : elles relèvent d’une essentialisation de la couleur de la peau, du soupçon d’extranéité. « Etre français, c’est encore être blanc ; être non-blanc, c’est être d’ailleurs », analyse Pap Ndiaye. Ainsi, les microagressions révéleraient notre difficulté à « penser le fait d’être français indépendamment de la couleur de la peau ».
Relancé dans le sillage de la mort de George Floyd, aux Etats-Unis, et de l’affaire Adama Traoré, le débat français sur le racisme met en lumière la diversité des registres dans lesquels se manifestent les préjugés. A côté d’un noyau dur (violence, injure, incitation à la haine), réprimé par la loi, existe toute une gamme d’expressions plus diffuses, moins explicites et donc plus difficiles à cerner et à combattre, mais largement plus courantes. Les microagressions en question sont une manifestation de ce racisme implicite, voilé, souvent inconscient mais ravageur.
Cette réalité n’est pas neuve. Décrite dès la fin des années 1960 aux Etats-Unis, elle a ensuite été largement documentée et analysée. Dénommée « racisme systémique, structurel ou institutionnel, [elle] repose sur des modalités de discrimination qui n’ont pas besoin d’être portées par des individus explicitement racistes », rappelle le sociologue Michel Wieviorka, spécialiste du racisme et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, dans Pour une démocratie de combat (Robert Laffont, 488 p., 21 euros).
Mais il a fallu attendre la fin des années 1990 pour qu’en France soit reconnu le fait que des entreprises ou des organismes d’habitations à loyer modéré (HLM) peuvent mettre en œuvre des formes de discrimination sans volonté explicitement raciste. La création en 2004 de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde), devenue Défenseur des droits (2008), a officialisé la volonté de combattre de telles pratiques.
Les blessures de type raciste infligées involontairement, non par des organisations mais par des individus, ne constituent pas non plus des nouveautés dans le débat public aux Etats-Unis. Typiquement américaine, l’expression « microagressions » nourrit une littérature considérable qui dépasse le cadre racial.
L’impressionnant site Microaggressions.com fonctionne comme une gigantesque compilation de témoignages sur des offenses ressenties non seulement en fonction de la couleur de la peau mais du genre, du handicap ou de l’apparence corporelle. La défense contre ces vexations alimente aussi toute une activité économique consacrée à l’aide psychologique et au conseil.
Création de « safe spaces »
Les critiques de cette prolifération de microagressions « à l’américaine » pointent non seulement l’aseptisation des rapports sociaux mais aussi la tendance à figer les individus dans des identités, sans considération pour les multiples strates des personnalités. Est aussi mis en lumière l’imposition d’un schéma opposant des dominants involontaires à d’éternelles victimes.
Professeur de littérature à l’université Cornell (Etat de New York), Laurent Dubreuil insiste sur le rôle essentiel des réseaux sociaux dans la diffusion du concept de microagressions par le rabotage et le formatage des identités et la revendication sur les campus américains, de safe spaces, espaces qui en seraient préservés car consacrés à telle ou telle communauté.
« Les algorithmes utilisés pour monétiser nos usages d’Internet ont intérêt à renforcer les assignations identitaires, explique l’universitaire, contempteur de “la dictature des identités” (le titre de son ouvrage publié en 2019 chez Gallimard). Sur les réseaux sociaux, nous sommes invités à nous exprimer “en tant que” et sans cesse ramenés à ce que nous sommes censés être, car ils cherchent à nous vendre en fonction d’identités formatées et réductrices. »
A l’en croire, le concept de microagressions serait indissociable d’une dérive à l’américaine, porteuse de victimisation obligée, d’assignation identitaire et d’enfermement communautaire. Un paradoxe, dans le contexte français, où il s’agit précisément de lutter contre les stéréotypes.
Il reste pourtant à acclimater la longue expérience américaine de ces affronts à bas bruit à la France universaliste où ils empoisonnent aussi la vie des minorités visibles. Cela pourrait passer par le débat et par l’enseignement.
« La norme sociale rejette le racisme, constate Pap Ndiaye, en référence au sondage annuel de la Commission nationale consultative des droits de l’homme qui reflète un rejet massif des Français à l’égard des manifestations explicites d’hostilité ou de haine raciale. Il reste à sensibiliser l’opinion à l’imperceptible, au latéral, et aussi à l’éduquer : on ne demande pas d’emblée aux gens de quel pays ils viennent. » Mais ce travail de sensibilisation a un préalable : reconnaître la réalité de blessures invisibles.
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