Le rapport des agences de l’ONU sur la sécurité alimentaire montre que cette tendance à la hausse sera encore aggravée par la pandémie due au coronavirus.
Depuis que la faim est repartie à la hausse, au milieu des années 2010, le rapport annuel des agences onusiennes sur « L’état de la sécurité alimentaire dans le monde » (baptisé rapport SOFI) est attendu avec fébrilité. Edition après édition, cette publication se fait de plus en plus politique et met au jour l’échec de la communauté internationale à se mettre sur la bonne trajectoire pour atteindre l’objectif de « faim zéro », pourtant fixé comme horizon en 2030.
Ces dernières années, la multiplication des conflits armés, des aléas climatiques et les soubresauts économiques ont en effet stoppé les progrès en la matière et remis la sous-alimentation sur une courbe ascendante, après des décennies de baisse.
Et les dernières données de ce rapport conjoint (FAO, OMS, PAM, Unicef, IFAD), publiées lundi 13 juillet, montrent que la faim poursuit sa progression, alors que la planète produit globalement des denrées alimentaires en quantité suffisante.
Une progression lente mais continue
Avant même que la pandémie de Covid-19 ne vienne aggraver la situation, 690 millions de personnes, soit 8,9 % de la population mondiale, étaient sous-alimentées, selon les données de 2019.
Si cette estimation est inférieure à celle qui circulait jusqu’alors (820 millions), la différence s’explique par une méthodologie affinée qui a permis aux agences onusiennes de procéder à d’importantes corrections statistiques. Les données en provenance de treize pays, dont la Chine (où vit un cinquième de la population mondiale), ont notamment été révisées en remontant à l’an 2000. Ces corrections ont fait baisser d’un cran le niveau de la courbe de la sous-alimentation, mais pas les tendances, les nouvelles données confirmant au contraire la progression lente mais continue depuis 2014 de la faim, qui a concerné 60 millions de nouvelles personnes en cinq ans.
Et les prévisions pour les prochaines années sont inquiétantes. En excluant l’impact conjoncturel de la crise économique de 2020, les Nations unies projettent que 840 millions d’individus pourraient être affectés en 2030, si la tendance de fond des dernières années se poursuit. Un chiffre qui pourrait être fortement aggravé : les mesures restrictives prises contre le SARS-CoV-2 risquent de faire basculer en 2020 entre 83 et 132 millions d’individus supplémentaires dans la faim.
La majorité des personnes sous-alimentées vivent sur le continent asiatique (381 millions), mais c’est en Afrique que la croissance de la faim est la plus rapide : 19,1 % de la population africaine (250 millions de personnes) en souffrent, contre 17,6 % en 2014. L’Amérique centrale est un autre point d’inquiétude : la faim y touche 9,3 % des habitants (7,9 % en 2015).
En élargissant à la notion plus vaste d’insécurité alimentaire, qui désigne les difficultés d’accéder de façon régulière à une nourriture saine, équilibrée et nutritive, les Nations unies calculent que 2 milliards de personnes, soit plus d’un quart de la population, étaient touchées en 2019 et ont dû faire des compromis sur leur alimentation, un phénomène qui concerne tous les continents.
L’obésité adulte en hausse
Plusieurs indicateurs inquiètent en particulier les experts internationaux : l’émaciation notamment touche 6,9 % des enfants de moins 5 ans, bien au-delà des objectifs (moins de 5 % en 2025). Caractérisée par un faible poids par rapport à la taille de l’enfant, l’émaciation peut être le reflet d’un apport énergétique insuffisant ou de carences en nutriments, dont souffrent au moins 340 millions d’enfants.
Par ailleurs, presque aucune région du monde n’est en passe d’atteindre les objectifs en matière de surpoids infantile (qui touche 5,6 % des enfants dans le monde), et l’obésité adulte grimpe sur tout le globe, de 11,8 % en 2012 à 13,1 % en 2016.
Quelques tendances positives sont toutefois observées : la prévalence des retards de croissance chez les enfants de moins de 5 ans (21,3 %) a été réduite d’un tiers depuis 2000, mais reste trop élevée par rapport aux objectifs fixés (moins de 15 % en 2025). L’allaitement maternel exclusif est le seul indicateur qui semble en voie d’atteindre son cap (44 % des bébés de moins de 6 mois désormais allaités pour un objectif de 50 % en 2025 et 70 % en 2030).
L’un des aspects les plus nouveaux du rapport SOFI porte sur le coût financier d’une alimentation saine et variée. Un tel régime permettant d’assurer les apports en macronutriments (protéines, lipides, fibres) et en micronutriments (vitamines et minéraux), en accord avec l’âge, l’activité physique et la physiologie des individus, est hors de portée pour une large portion de l’humanité.
C’est tout un système, de la production à la distribution, qu’appellent à revoir les instances onusiennes
Les agences onusiennes ont calculé que, pour un apport calorique équivalent, de tels régimes diversifiés sont en moyenne 60 % plus chers qu’un régime apportant les nutriments essentiels, mais sans variété d’aliments, et cinq fois plus chers que les régimes à base de féculents. Le coût d’un régime sain excède ainsi largement 1,90 dollar (1,7 euro) par personne par jour, soit le seuil de pauvreté internationale.
« Il est inacceptable que, dans un monde qui produit suffisamment pour nourrir sa population entière, plus de 1,5 milliard de personnes ne peuvent se permettre un régime qui assure les besoins minimaux en nutriments essentiels », écrivent les responsables des cinq agences en préambule du rapport.
Pire, l’estimation du nombre de personnes qui ne peuvent payer un régime alimentaire varié grimpe à 3 milliards. « Ces chiffres donnent le tournis, observe Hélène Botreau, chargée de plaidoyer au sein de l’ONG Oxfam, qui publie un rapport sur la progression de la faim en raison de la pandémie. Pour une grande partie des ménages, l’alimentation représente plus de la moitié du budget, voire 90 %. En situation de crise économique, comme celle qui touche beaucoup de pays aujourd’hui, ce sont des millions de personnes qui tombent dans une pauvreté extrême et brutale. »
Outre le prix élevé des régimes les plus sains, le rapport SOFI signale également les inégalités dans la disponibilité, c’est-à-dire la quantité produite, des différentes catégories d’aliments. L’étude calcule par exemple que seulement en Asie et dans les pays à revenus élevés ou moyens, la disponibilité des fruits et légumes permet d’atteindre les recommandations minimales de 400 g par personne et par jour. C’est donc tout un système, de la production à la distribution, que les instances onusiennes appellent à revoir.
D’autant que l’alimentation a des coûts cachés, pour la santé, en favorisant la survenue de certaines maladies, et pour l’environnement, notamment à cause des émissions de gaz à effet de serre. Le rapport SOFI calcule que le coût de l’alimentation en matière de santé serait de 1 300 milliards de dollars par an en 2030, et que le coût climatique induit par les émissions de gaz à effet de serre serait de 1 700 milliards de dollars à cet horizon. Ces coûts pourraient être très fortement réduits en adoptant des régimes sains, de 97 % pour les externalités en matière de santé, et de 41 % à 74 % pour les externalités climatiques.
« Dépolitisation du sujet »
Ce calcul n’est pas une surprise, mais, pour la première fois, « ce chiffrage montre qu’il est bien plus rentable pour la planète de changer nos systèmes alimentaires pour investir dans des régimes alimentaires sains », insiste Valentin Brochard, chargé de plaidoyer au CCFD-Terre solidaire. « Si nous pouvons apporter une alimentation variée et équilibrée aux populations en agissant sur les politiques commerciales, la productivité, en subventionnant les produits les plus sains… non seulement nous réduirons la faim, mais nous aurons des bénéfices pour la santé et l’environnement », complète Maximo Torero, économiste en chef à la FAO.
Pour M. Torero, les pistes de transition esquissées dans le rapport SOFI, qui mentionne des subventions à la production, l’aide aux populations vulnérables et des mesures de régulation de l’industrie agroalimentaire, sont « des changements réalistes ». « Si on ne s’y attaque pas maintenant, les conséquences seront terribles. Il y a une fenêtre d’opportunité à ne pas manquer », prévient-il.
Pour l’heure, la crise alimentaire ne semble pourtant pas être au cœur des préoccupations politiques internationales. Les organisations de la société civile le déplorent. « Il y a une dépolitisation du sujet et les financements ne suivent pas, dénonce Hélène Botreau. Les Nations unies ont appelé à un financement d’urgence depuis le début de la crise du Covid-19 : seuls 9 % des fonds nécessaires pour répondre à la crise alimentaire ont été engagés. »
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