Médecins du monde et une école d’apiculture se sont associés pour former des dizaines de réfugiés à la gestion des ruches. Une manière de les aider à se reconstruire.
C’est un jardin paisible, isolé des bruits de la capitale, avec de grands arbres et une pelouse magnifique. Un hectare entier de verdure que ceignent les hauts bâtiments des Missions étrangères de Paris (MEP) où sont formés les missionnaires envoyés en Asie par l’Eglise catholique. Sous les tilleuls s’alignent cinq ruches peintes de couleurs vives reproduisant sur chaque face le drapeau d’un pays africain, de la Côte d’Ivoire au Sierra Leone en passant par le Cameroun, le Mali ou la République démocratique du Congo. Silencieux, le pas lent, deux hommes et trois femmes en tenue d’apiculteur s’en approchent.
Pour ces cinq réfugiés, cette journée est spéciale : le moment est venu d’installer une nouvelle ruche, un modèle traditionnel africain en paille du Burkina Faso, à structure horizontale, offerte par un apiculteur.
Annette, 31 ans, originaire de Côte d’Ivoire, a hâte que les opérations commencent. « Ça me passionne de regarder et de comprendre comment cela se passe dans une ruche, jamais je n’avais vu ce spectacle, s’émerveille cette jeune femme albinos, chassée de son pays en raison de la couleur de sa peau dépigmentée. Je dois dire, aussi, que je ne suis pas mécontente de voir que c’est une reine qui dirige l’essaim », ajoute-t-elle en éclatant de rire. Les ruches n’ont pas seulement été peintes et décorées ; leurs reines ont hérité d’un nom, par exemple « Saba » ou « Bibi », surnom de Bintou, l’une des Maliennes du groupe.
Exilés africains en danger de mort
Depuis 2019, le Rucher solidaire des migrants et exilés installé aux MEP par Médecins du monde (MDM) et la Société centrale d’apiculture (SCA), vénérable institution fondée en 1855, accueille des réfugiés par groupes d’une demi-douzaine. Le plus souvent sans papiers, ils viennent d’Afrique francophone ou anglophone, faute de pouvoir disposer de traducteurs qui permettraient d’accueillir des Afghans, des Somaliens ou des Tchétchènes.
Représentants de minorités sexuelles ou ethniques, femmes maltraitées ou promises à la prostitution, tous ont fui leur pays. « Il ne s’agit pas de réfugiés économiques, confirme le docteur Rémi Brouard, bénévole à MDM. Enfermés dans des camps, entassés sur des embarcations de fortune pour traverser la Méditerranée, ils sont en danger de mort chez eux. »
Les psychiatres de l’organisation humanitaire les adressent au Rucher solidaire, la plupart du temps dans le cadre du traitement d’un syndrome post-traumatique. Conditions requises : « Ne pas être allergique et ne pas avoir trop peur des abeilles. » Les stagiaires s’engagent à venir une fois par semaine et à être ponctuels.
Parmi les nouveaux venus, une Malienne de 23 ans, Fatoumata. Violée dans son pays par un homme protégé par les autorités locales, elle a vu son frère se faire tuer sous ses yeux alors qu’il tentait de lui venir en aide. Puis ce fut la fuite par la Libye, où elle a subi des violences, le séjour prolongé sur l’île italienne de Lampedusa, avant de parvenir en France, où elle vit dans un hébergement provisoire. « Elle est quand même mieux au milieu des abeilles que livrée à elle-même, bourrée d’antidépresseurs, à attendre des papiers qu’elle n’obtiendra peut-être jamais », insiste le docteur Brouard, apiculteur à ses heures.
Un quartier chic de Paris
L’idée de créer ce rucher lui est venue un soir, le long du canal de l’Ourcq, alors que l’atmosphère était électrique au lendemain d’une énième rixe entre réfugiés somaliens et afghans. Brusquement, la tension est retombée et une file d’attente s’est constituée dans laquelle se sont mêlées, sans heurts, les deux communautés. A l’arrière d’une camionnette venait de commencer une distribution de tartines au miel, comme si cet aliment tout en douceur avait, à lui seul, la faculté d’imposer une trêve.
« Une fois revêtu le camail de l’apiculteur, chacun s’est retrouvé sur un pied d’égalité », Christine Legret, bénévole de Médecins du monde
Des ruches pour les migrants ? Sollicitée en 2017, la Mairie de Paris propose un espace en lisière du boulevard périphérique. On connaît des endroits plus paisibles et moins pollués pour pratiquer l’apiculture…
« Nous avons refusé. Notre intention était, au contraire, de nous installer dans le centre de la capitale pour faciliter la venue de cette population reléguée qui vit dans des lieux excentrés, mais aussi pour lui offrir un autre point de vue, lui faire découvrir un Paris qu’elle ne voit jamais », poursuit Rémi Brouard, pas mécontent que le projet ait finalement été accueilli dans l’enclos des MEP, dans la très chic rue du Bac, dans le 7e arrondissement. Un endroit situé à un battement d’aile de l’hôtel de Matignon dont le parc accueille lui aussi quelques ruches et est, accessoirement, bien pourvu en plantes mellifères.
Le miel, créateur de lien
La thérapie consistant à associer reconstruction psychique et apiculture n’a rien de nouveau. Aux Etats-Unis, l’université du Minnesota mène une expérience de ce genre auprès de vétérans de l’armée. Il y a un siècle, l’université Cornell, dans l’Etat de New York, avait déjà engagé une opération de réinsertion de soldats mutilés lors de la première guerre mondiale en leur faisant élever des abeilles.
A Paris, les vingt-sept réfugiés ayant participé aux sessions des deux dernières saisons habitent en banlieue, voire en très grande banlieue, dans des foyers, des squats, ou encore chez des particuliers qui les hébergent sur un canapé. Leur vie est faite de démarches administratives, quelquefois de petits boulots. Les hommes travaillent illégalement sur des chantiers, les femmes font des coiffures.
La communication n’est pas spontanément fluide entre ces stagiaires venus d’horizons variés, ne pratiquant pas toujours la même religion, ne parlant pas la même langue. D’autant qu’ils n’ont pas le cœur à s’épancher sur leur parcours. « Une fois revêtu le camail de l’apiculteur, chacun s’est retrouvé sur un pied d’égalité et comme ils adorent tous le miel, partie intégrante de leur culture et source de souvenirs d’enfance, la relation s’est nouée », raconte Christine Legret, une autre bénévole de MDM. Pendant la période de confinement, au printemps, ce lien a permis de maintenir le contact.
Quelques cours et trois ou quatre séances pratiques ont suffi pour que Mariam, l’Ivoirienne, livre une ode à l’apiculture. « Quand j’ouvre une ruche, je ne pense plus à rien d’autre, s’enthousiasme cette trentenaire qui, maltraitée et battue par son mari, a fui son foyer en laissant deux enfants derrière elle. C’est comme si les abeilles étaient des bébés, des choses fragiles auxquelles je ne voudrais pas faire de mal. Je suis fascinée, transportée dans un autre monde, où je me sens utile et forte, je retrouve de l’espoir. »
Une vraie formation à l’apiculture
Pour Mariam, comme pour les autres, les débuts furent tout de même un peu laborieux. Certains migrants auxquels on propose de peindre l’extérieur d’une ruche sont si introvertis qu’ils consacrent des heures à passer leur pinceau sur le même centimètre carré de bois. D’autres, obnubilés par la recherche d’un lieu où se loger, décrochent définitivement ou se perdent dans les transports. Les cours théoriques – car il s’agit de dispenser une formation à l’apiculture, pas de proposer une vague initiation à la vie des abeilles – ont été adaptés aux différences de langue, à la non-maîtrise de la lecture. Les panneaux pédagogiques sont parfois réalisés avec des émoticônes.
« En me tendant une cuiller le matin lorsque je partais à l’école, ma mère disait que le miel rend intelligent, qu’il lave le cerveau. Elle avait raison », Mariam, réfugiée ivoirienne
Pour accéder au rucher, chacun a reçu un badge avec son nom, sa photo, son pays d’origine. Aux yeux d’un sans-papiers, pareil détail n’en est pas un, c’est plutôt un début de statut social. Autre fierté : la vente du miel produit par leurs abeilles lors des journées portes ouvertes des MEP pour compléter le financement de cette expérience qui leur permet, au passage, d’obtenir un titre de transport. « En me tendant une cuiller le matin lorsque je partais à l’école, ma mère disait que le miel rend intelligent, qu’il lave le cerveau. Elle avait raison », se souvient Mariam en ôtant son voile protecteur. D’après le docteur Brouard, la consommation d’antidépresseurs est en baisse chez les personnes ayant suivi ce cursus.
Les réfugiés-apiculteurs ont également dû franchir un autre obstacle : celui de la peur de l’abeille. Car si l’européenne Apis mellifera mellifera peut ne pas être commode, Apis mellifera andansonii, l’espèce présente en Afrique de l’Ouest et centrale, se caractérise par une agressivité bien supérieure. Dans les campagnes africaines, l’abeille n’est pas cet insecte que l’on contemple avec attendrissement. En général, les éleveurs préfèrent attendre le soir pour intervenir sur leurs ruches afin de ne pas semer la panique parmi les villageois.
Finalement, apprivoiser les abeilles françaises n’aura pas été si difficile. « En Côte d’Ivoire, je me suis fait piquer plus d’une fois lorsque je travaillais dans les champs de manioc, mais, ici, je vois qu’elles sont beaucoup moins virulentes », constate Kadi, 30 ans, qui vient d’extraire un cadre de la ruche afin de déterminer si le temps de la récolte approche.
Ania, 26 ans, assure pour sa part que le fait de vaincre cette appréhension l’a aidée à surmonter les autres peurs, bien plus profondes, qui la taraudent depuis son départ de République démocratique du Congo. « Maintenant, confie-t-elle, je sais que je peux venir au rucher, même et surtout quand je me sens mal, pour passer à autre chose. »
Devenir apiculteur un jour
Alors qu’ils sont réunis autour de la ruche burkinabée hissée sur de longs bambous croisés monte parmi eux une excitation muette provoquée par l’irruption de ce parfum d’Afrique en plein Paris. Avant d’y introduire un essaim et sa reine, il faut l’enduire d’argile. Les mains plongent dans un seau de terre glaise et en ressortent, couleur carotte, pour frictionner l’extérieur comme l’intérieur du long fuseau de paille dont les deux extrémités seront obstruées par un bouchon que l’on laissera se solidifier.
« L’objectif, c’est qu’ils aillent mieux, qu’ils retrouvent de la fierté et renforcent leurs capacités à faire par eux-mêmes, assure Marie-Laure Legroux, formatrice à la Société centrale d’apiculture. D’ailleurs, tous rêvent de devenir apiculteurs le jour où ils pourront rentrer chez eux. » Telle est l’intention de Fabrice, 30 ans, que son père appelle du Tchad tous les vendredis soir, afin de s’assurer qu’il se rendra bien au Rucher solidaire le lendemain.
Au terme d’une saison de formation, Fabrice figure parmi les tuteurs des nouveaux stagiaires après avoir travaillé pendant un mois dans une exploitation apicole en Ardèche. Dans une autre vie, il était fonctionnaire mais il a dû quitter le Tchad et ses enfants pour des raisons dont il ne parle pas. Aujourd’hui, il assure moins souffrir de la solitude et avoir commencé à constituer un réseau de compatriotes.
« J’ai appris plein de choses, comme un vrai professionnel, indique-t-il. D’ailleurs, je suis très fort pour reconnaître la reine au milieu de ses ouvrières. » Repérer un insecte de deux centimètres parmi plusieurs dizaines de milliers d’autres un peu plus petits : tous les apiculteurs confirmés sont loin de pouvoir en faire autant.
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