Dénoncée avec force à l’heure actuelle, une forme de haine du féminin sévit depuis des siècles. Elle a culminé avec les chasses aux sorcières des XVIe-XVIIe siècles. Retour sur les racines de l’antiféminisme avec l’historien Robert Muchembled.
Au cours des siècles, l’Eglise impose l’idée que le démon est partout. Selon elle, les femmes en sont la proie la plus facile, car faibles et par essence pécheresses. De là à faire d’elles de dangereuses sorcières, il n’y a qu’un pas. Comment expliquer l’acharnement politique et religieux qui a conduit des dizaines de milliers d’entre elles au bûcher ? L’historien Robert Muchembled décrit la montée en puissance de cette violente misogynie qui atteignit son paroxysme au XVIe et au XVIIe siècle.
Vous mettez en avant dans vos travaux la profonde misogynie des sociétés européennes aux alentours de la Renaissance. Comment l’expliquer, alors que le Moyen Age avait été marqué par une certaine idéalisation de la femme, notamment à travers l’amour courtois ?
Cette misogynie vient du fait que les femmes commencent à prendre de l’importance dans la société. Ainsi, la sœur de François Ier, Marguerite de Navarre, accède-t-elle à la célébrité en tant qu’écrivaine. Au temps de Catherine de Médicis, des centaines de jeunes femmes arrivent à la cour, qui était jusque-là extrêmement masculine. Les possibilités d’ascension sociale féminine se développent. Certaines savent lire et écrire, et représentent un danger pour la société patriarcale. Face à cette menace, la réponse masculine a été de « resserrer la vis ».
Par ailleurs, la femme est considérée par les théologiens, et surtout par les médecins, comme un être dangereux, mauvais, entretenant une relation particulière avec le diable. Les médecins définissent le corps de la femme comme un danger pour l’homme : sa sexualité est dangereuse pour lui et risque de le tuer ! Dans le sillage de la médecine antique, les médecins affirment que les femmes sentent beaucoup plus mauvais que les hommes parce qu’elles sont froides et humides, alors que l’homme est chaud et sec.
« Une femme libre est un danger »
Au fil des siècles, l’Eglise a imposé l’idée que la femme est par essence pécheresse, à l’image d’Eve, même si l’institution développe en parallèle le culte marial. Mais la Vierge Marie, c’est la femme sans sexualité ! La théorie qui prévaut, c’est que la femme est tellement faible dans son corps et dans son âme qu’elle ne peut pas faire son salut toute seule. Elle doit être aidée par les hommes – mari, père, frère – et être mise en tutelle. Une femme libre est un danger.
Le XVIIe siècle a vu le développement de cette puissante vague misogyne, qui s’est brisée au siècle suivant. L’époque des Lumières va reprendre le chemin déjà parcouru au début de la Renaissance : c’est le retour des femmes intellectuelles.
C’est de la diabolisation du corps féminin que naît le mythe de la sorcière ?
Les années 1560 s’inscrivent dans l’un des temps les plus antiféministes qui ait jamais existé dans le monde occidental. A cette époque de poésie baroque, non seulement on n’aime pas la femme, mais encore moins la vieille femme, que les auteurs relient fréquemment au démon. La science les considère comme des agents de la superstition. Et la médecine en rajoute en décrétant que la femme, et encore davantage la vieille femme, « puent » naturellement. La religion, la science et la justice convergent pour expliquer que les femmes sont mauvaises. C’est ainsi que peu d’hommes sont considérés comme des sorciers démoniaques.
Les femmes âgées ne peuvent pourtant plus être considérées comme des « tentatrices » sur le plan sexuel…
En réalité, ces femmes sont encore considérées comme un danger social et sexuel. Même Erasme, philosophe plutôt ouvert, déteste les vieilles femmes parce que, dit-il, elles cherchent à avoir des relations sexuelles alors qu’elles sont « hors d’âge ». C’est là une idée très masculine : la femme est dangereuse mais nécessaire ; elle ne peut avoir de sexualité que dans l’optique de procréer. Elle n’existe plus en tant que femme à partir de la ménopause.
Ce qui se passe après la ménopause a beaucoup fait fantasmer les gens d’Eglise : puisque ces femmes n’ont plus droit au sexe, expliquent-ils, elles se donnent à Satan. Cette croyance collective se développe partout, soutenue par la loi, la médecine, la politique, et les femmes âgées deviennent une anormalité. Ainsi, jusqu’au triomphe de la raison, la vieille femme représente la mort et l’alliance avec le démon : elle pue comme lui, mange des enfants et en fait des onguents ou des poisons – ce que prétendent les démonologues…
Face à cette image de la vieille femme sorcière est menée une lutte contre les guérisseuses, qui étaient jusque-là, comme certains hommes au village, les seules médecins de la population ordinaire. On invite le peuple à se détourner du corps, présenté comme une prison de l’âme, et à se préparer à la mort.
Précisément, qui sont celles que l’on qualifie de « sorcières » ?
Selon les statistiques, 80 % des sorcières étaient des femmes, en particulier des femmes âgées, pour la plupart des paysannes illettrées parlant uniquement le patois de leur région. Elles n’étaient pas révoltées contre la religion, contrairement à ce qu’a écrit l’historien Jules Michelet. Mises en marge de la société, elles étaient tout au plus amères et mécontentes de leur sort, monnayant leurs « pouvoirs » contre un peu d’argent. Non seulement elles sont accusées de faire de la magie traditionnelle : guérir, traire une vache à distance, faire tomber la pluie, envoyer des sorts pour gâter une récolte, tomber amoureux, etc. Mais elles sont aussi accusées d’avoir vendu leur âme au diable pour obtenir leurs pouvoirs. En somme, c’est la coïncidence établie par les théologiens entre la magie traditionnelle des guérisseurs et la démonologie nouvelle qui a causé la mort de ces pauvres femmes.
« C’est en pleine Renaissance que la chasse aux sorcières explose et que l’on entame des procès contre des dizaines de milliers de femmes qui vont finir sur les bûchers »
Les persécutions de sorcières constituent-elles un phénomène européen ?
C’est en pleine Renaissance, à partir de 1560, que la chasse aux sorcières explose et que l’on entame des procès contre des dizaines de milliers de femmes qui vont finir sur les bûchers. Le phénomène a duré un siècle de notre plus brillante période, celle qui a vu fleurir de grands esprits comme celui du philosophe Jean Bodin. Ce n’est qu’à partir de 1660 qu’il décroît doucement. Il se déclenche au cœur de l’Europe occidentale chrétienne, avec un prolongement à Salem, en Amérique du Nord, à la fin du XVIIe siècle.
Il concerne surtout une longue bande territoriale partant de l’Italie du Nord jusqu’aux Flandres [entre la France et la Belgique actuelles, à l’époque possessions du roi d’Espagne, N.D.L.R.] et s’arrête aux frontières des pays orthodoxes et islamiques. La plupart des pays méditerranéens y échappent. Même la France poursuit peu les sorcières. Elle n’aurait autorisé « que » 200 exécutions, contre environ 25 000 dans le Saint-Empire romain germanique ! Selon les estimations les plus crédibles, il y en aurait eu 40 000 en tout.
Comment expliquer que la folie persécutrice ait davantage touché la zone germanique ?
C’est pendant les guerres religieuses européennes entre le catholicisme et les différentes formes de protestantisme que se développe véritablement la chasse aux sorcières. Les uns rivalisent avec les autres pour en brûler un maximum. Des milliers de bûchers sont dressés, comme dans l’archidiocèse de Cologne ou le petit duché indépendant de Lorraine. Contrairement à ce que certains historiens prétendent, ce sont les catholiques qui ont exercé la persécution la plus importante. Ce phénomène est directement relié à l’idéologie de la Contre-Réforme représentée notamment par des jésuites.
De quelle manière la chasse aux sorcières peut-elle servir l’Eglise, alors en pleine crise ?
Aux XIVe et XVe siècles, des conflits internes extrêmement durs entre les factions catholiques apparaissent, entraînant des schismes et l’élection d’antipapes. La chrétienté connaît de terribles troubles intérieurs, générant la peur. Précisément, c’est en Savoie que le premier grand foyer antisorcier se développe à travers des penseurs ecclésiastiques qui le théorisent dans des traités de démonologie. Ils alimentent le fantasme de la destruction apocalyptique avec l’idée que le mal se déchaîne. C’est alors que se répand la croyance qu’il existe une secte humaine cachée qui adore le démon et désire détruire l’œuvre divine, lors de cérémonies nocturnes nommées « sabbats des sorcières ». Prenant appui sur la légende d’une intervention diabolique dans le monde, le mythe de la sorcière est né.
Que renferment ces traités de démonologie ?
En réalité, les écrits théoriques sont antérieurs au déclenchement de la grande chasse aux sorcières. C’est le cas du plus célèbre d’entre eux, le Malleus maleficarum [Le Marteau des sorcières, N.D.L.R.], publié en 1486 par des inquisiteurs allemands, théologiens, à la demande du pape. Il s’agit d’une enquête sur la « réalité » de la sorcellerie et l’œuvre du démon, visant à repérer les foyers de sorcières. Il a fallu voir fleurir des manuels plus pratiques, tel celui de Jean Bodin en 1580, pour déclencher les persécutions. Appelé comme expert par des juges, ce brillant intellectuel leur explique comment faire un procès ou comment vérifier qu’une sorcière en est bien une. Par exemple, en l’auscultant nue et rasée de tout poil, pour repérer une marque anormale sur son corps et y enfoncer une aiguille en argent afin de constater si du sang en sort…
« Se répand la croyance qu’il existe une secte humaine cachée qui adore le démon et désire détruire l’œuvre divine, lors de cérémonies nocturnes nommées sabbats des sorcières »
Comment toutes ces personnes ont-elles pu être torturées et tuées de façon tout à fait légale ?
La persécution des sorcières a été lancée par la pensée religieuse, mais les tribunaux ecclésiastiques ne condamnent pas à mort. Tout au plus peuvent-ils enfermer les sorcières. Avant de trouver un accord avec les justices civiles, il a fallu former une ou deux générations de juges laïcs à ce nouvel état d’esprit imprégné de démonologie. Une œuvre d’éducation accomplie par les jésuites à partir de 1570.
Quel rôle a joué l’Inquisition dans cette persécution ?
Même si elle a parfois fait de grands procès spectaculaires, ce n’est pas l’Inquisition qui a incité à la chasse aux sorcières. Au contraire, elle a plutôt joué un rôle modérateur. Elle connaissait de nombreuses accusations de sorcellerie, mais ne les reliait pas au démoniaque, simplement aux superstitions populaires, si bien qu’elle punissait peu durement les accusées. Ce sont d’autres factions du catholicisme qui se sont opposées aux sorcières. Sur les terres du duc de Savoie, Amédée VIII, devenu antipape en 1439, sont apparus les penseurs d’une Eglise en rupture qui se croyait environnée d’ennemis. En somme, ce sont des extrémistes catholiques qui ont inventé le concept et qui l’ont utilisé pour développer leur pouvoir.
Comment se défendaient les victimes ?
La plupart d’entre elles croyaient avoir des pouvoirs depuis l’enfance et ne comprenaient pas ce qui leur arrivait. Même si elles ne savaient rien des démons et du diable, elles finissaient par avouer sous la torture ce que l’on attendait d’elles. Elles n’avaient pas changé mais les juges, eux, avaient changé. Au début du XVIIe siècle, autour de Bouchain dans le nord de la France actuelle, des enfants de 5 ans ont été mis à mort. Ce qui a commencé à émouvoir les autorités centrales siégeant à Bruxelles, qui ont alors décidé d’interdire de brûler les sorcières de moins de 12 ans et les sorciers de moins de 14 ans, tout en laissant le droit de les enfermer à vie.
Au fond, quelle était la finalité réelle de cette chasse aux sorcières ?
Il est très difficile de répondre à cette question. Je pense que ce fantasme d’Eglise a été adopté par une grande partie de la société laïque. Les manuels de chasse aux sorcières comme le Malleus Maleficarum sont produits par des ecclésiastiques qui détestent les femmes mais sont ensuite diffusés par des laïcs – l’Eglise ayant réussi à multiplier les adeptes parmi les élites grâce aux vifs développements des collèges confessionnels.
« Ce sont des extrémistes catholiques qui ont inventé le concept et qui l’ont utilisé pour développer leur pouvoir »
L’Eglise a imposé sa croyance dans la nature fondamentalement mauvaise de la femme, jusqu’au tournant intellectuel introduit par la raison cartésienne. Jusque-là, toute la société a communié sur le bûcher des sorcières. Cela dit, en général, les gens du peuple ne voulaient pas forcément brûler les sorcières, qui étaient la plupart du temps des paysannes comme eux.
Le mouvement est venu du haut de la société, qui craignait que ces femmes ne soient capables de détruire l’œuvre divine. Des milliers de femmes en Europe ont été martyrisées dans l’espoir de faire disparaître la domination diabolique dans le monde.
En France, en 1682, Louis XIV fait publier un édit royal interdisant de condamner à mort les prétendues sorcières. Comment ce basculement a-t-il pu s’opérer ?
Tous les savoirs changent à partir de 1640 environ. Et lorsque la théologie et la science changent, à l’époque du triomphe de la raison, la justice évolue. On entre dans un monde nouveau. L’attention se détourne alors de ces pauvres femmes qui redeviennent de simples magiciennes de village.
Agrégé d’histoire, Robert Muchembled est professeur honoraire des universités de Paris. Ses recherches récentes portent sur l’histoire culturelle et sociale, le pouvoir, la criminalité, l’odorat, les genres, particulièrement entre 1400 et 1789. Parmi ses livres : La Civilisation des odeurs (XVIe-XVIIIe siècles) (Les Belles Lettres, 2017) ; Insoumises. Une autre histoire des Françaises du XVIe siècle à nos jours (Autrement, 2013) ; Une Histoire du diable (XIIe-XXe siècle) (Seuil, 2000) ; Le Roi et la Sorcière. L’Europe des bûchers, XVe-XVIIIe siècles (Desclée de Brouwer, 1993).
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