Le choix de solliciter les grands-parents, pourtant plus vulnérables face au virus, est devenu source de stress et d’âpres négociations.
La question tiraille des milliers de parents depuis des semaines : peuvent-ils confier leurs enfants aux grands-parents pendant les vacances d’été malgré les risques liés au coronavirus ? Pendant le confinement, les consignes étaient claires : pas de regroupement, pas de contact. Les personnes âgées, les plus à risque face au Covid-19 – neuf personnes sur dix qui en meurent ont plus de 65 ans –, étaient priées d’observer un isolement strict.
Depuis le déconfinement, et alors qu’une deuxième vague épidémique menace, le risque lié aux retrouvailles repose sur le choix et la responsabilité de chacun. Alors que les vacances scolaires ont commencé, le dilemme est devenu plus pressant : de nombreux parents ont en effet l’habitude de compter sur ce mode de garde, plébiscité car jugé fiable et gratuit.
« La crise sanitaire révèle le rôle fondamental mais souvent invisible que jouent les grands-parents dans le fonctionnement économique d’un pays », souligne Cornelia Hummel, sociologue et membre de l’Institut de recherches sociologiques (IRS) de l’université de Genève. Selon une enquête de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) réalisée en 2013, 49 % des enfants de moins de six ans sont ainsi gardés par leurs grands-parents pendant les vacances ou les week-ends.
Insouciance disparue
L’épidémie de Covid-19 vient bousculer ces pratiques. La peur de la mort, diffuse, a semé la méfiance au cœur même de l’intimité familiale, perçue d’ordinaire comme un lieu sûr et de réconfort. Pauline Colin, employée dans l’enseignement supérieur, se souvient de la réaction de sa mère, à la santé fragile, lorsqu’elle a revu ses petits-enfants pour la première fois après le confinement : « Elle était déchirée entre la joie de nous voir et la peur. Elle tremblait. J’ai cru qu’elle allait tomber dans les pommes. » Alors, avant de choisir si elle allait lui confier ses enfants cet été, elle a « mouliné pendant tout le mois de juin », à n’en plus dormir la nuit.
Et puis, après discussion avec ses frères, l’épidémie se tassant, et le rôle contaminant des enfants étant revu à la baisse, elle a fini par trancher : c’est oui. « Mes parents ont récupéré ma fille et mon fils. Ma mère est super heureuse. Avec mon père, ils ont mal vécu le fait d’être éloignés, et pour mes enfants, il était inconcevable de ne pas les voir. »
L’insouciance des étés précédents a toutefois disparu. Quand elle a déposé ses enfants, Pauline avait en tête les spots publicitaires diffusés par le ministère de la santé, mettant en scène une grand-mère et son petit-fils masqués, et ce slogan, martelé d’une voix grave : « Le virus circule toujours. Quand on aime ses proches, on ne s’approche pas trop. » « On a entendu ça partout à la télé et à la radio. Ça fait peur et c’est culpabilisant, reconnaît la jeune femme. On se dit que, potentiellement, l’enfant peut tuer. »
Lui-même inquiet à l’idée de contaminer ses grands-parents, son fils, âgé de 9 ans, a tourné la tête quand son grand-père s’est avancé vers lui pour l’embrasser. Trois jours plus tôt, sa fille de 6 ans était, elle aussi, tracassée : « Maman, tu es sûre qu’on va chez papi et mamie ? Parce que si on y va, on risque de leur transmettre le coronavirus. » Depuis le début des vacances, c’est elle qui rappelle ses grands-parents à l’ordre quand ils oublient les gestes barrières dans un élan d’affection.
D’autres familles ont quant à elles décidé de baisser la garde. « On a eu une grande discussion avec les grands-parents pour savoir s’ils avaient le droit de faire des câlins et des bisous. Tous ont répondu qu’il était inenvisageable de les garder sans avoir de contacts », témoigne une mère.
La question de confier ou non les petits-enfants aux aînés cet été fait parfois l’objet d’âpres négociations entre les générations. Les médecins sont consultés, les recommandations sanitaires étudiées, les arguments des uns et des autres longuement soupesés. Des grands-parents hésitent, craignant pour leur santé. D’autres insistent pour voir leur descendance après ces longs mois de séparation, revendiquent leur liberté de choix, et dénoncent une forme d’infantilisation lorsque leurs enfants, soucieux de les protéger, se montrent récalcitrants.
« Mon père coche toutes les cases concernant les risques, mais il a l’impression d’être entravé dans sa liberté, soupire Laëtitia (le prénom a été changé), urbaniste. Il est un peu contestataire dans l’âme, c’est la génération Mai 68. » Après de longues tergiversations, elle s’est résignée à ne pas lui confier la garde de ses enfants. Un choix douloureux. « Je ne suis pas certaine d’avoir pris la bonne décision, mais je ne veux pas être responsable d’une contamination », dit-elle. A la place, les enfants iront quatre semaines en centre de loisirs. Encore faut-il pouvoir bénéficier de cette alternative. Ceux qui n’ont pas eu de place dans ces structures et les foyers modestes n’auront souvent d’autre choix que de solliciter les grands-parents.
« Poches d’isolement »
Le souci de protéger les personnes âgées de la maladie et les choix qui en découlent instaurent une hiérarchie au sein même des familles. L’âge et l’état de santé de chacun sont passés au crible. Tel grand-père, atteint d’un cancer, se voit refuser la possibilité de voir ses petits-enfants cet été. Tel autre, plus robuste, obtient un feu vert. « Cela crée un ordre de priorité. La crise du Covid favorise les relations entre proches qui vont plutôt bien, et éloigne ceux qui ont des problèmes de santé, qu’on va voir moins souvent », relève Françoise Le Borgne-Uguen, professeure de sociologie à l’université de Bretagne occidentale, à Brest. Non seulement la pandémie crée des « seuils d’âge », mais elle renforce aussi le sentiment de « relégation et d’invisibilisation » des personnes âgées. « Des poches d’isolement sont en train de s’installer », constate la sociologue. Avec l’impression, chez ces aînés, d’être dénués de toute utilité sociale.
C’est justement pour éviter que ses parents se retrouvent seuls et déprimés que Véronique Parisot, une mère de famille installée à Bièvres (Essonne), a choisi de leur laisser ses trois enfants, avec l’aval du cancérologue de son père, en pleine chimiothérapie. « On se dit que c’est important pour son moral, et qu’il faut prendre tout ce qu’il y a à prendre tant que c’est encore possible. »
Elle reconnaît que, pour elle aussi, cette décision a été un « immense soulagement » après des semaines épuisantes à jongler entre les enfants, l’école à la maison et le télétravail : « Je suis arrivée lundi au bureau en me disant : ça y est, les vacances commencent ! » Elle espère désormais qu’il ne s’agit pas d’une simple trêve estivale avant une deuxième vague.
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