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dimanche 29 septembre 2019

Quelle place pour la psychanalyse en France ?


Yann Verdo | 
Quelle place pour la psychanalyse en France ? ©courtesy Freud Museum London

Les uns en font le sacerdoce de toute une vie, les autres adorent la haïr. Qu'on ait eu besoin d'elle ou qu'on s'en méfie comme de la peste, la psychanalyse laisse rarement indifférent. Quatre-vingts ans après la mort de son fondateur, nous l'avons arrachée aux querelles de chapelles et couchée sur le divan.

Il arrive que la mort des grands hommes prenne un tour étrangement symbolique. Quand Galilée s'éteint en 1642 dans sa villa florentine d'Arcetri, où il était tenu reclus depuis sa condamnation par le tribunal de la Sainte-Inquisition, cela faisait quatre ans qu'il tâtonnait dans les ténèbres, étant devenu, avec l'âge, quasiment aveugle : une façon pour Dieu - celui de ses contempteurs dominicains - de le punir d'en avoir tant « vu » avec sa fameuse lunette astronomique ?
Le 23 septembre 1939, en cette ville de Londres où il avait fini, en désespoir de cause, par s'exiler un an plus tôt, Sigmund Freud succombait à ce cancer du maxillaire supérieur qu'il endurait depuis deux décennies. Mort au seuil d'un nouveau conflit mondial qui allait une nouvelle fois mettre en lumière, et de quelle horrifique façon, l'existence de ces diverses « pulsions de mort » nichées au coeur de tout homme - pas seulement des nazis - que le fondateur de la psychanalyse avait théorisées en 1920 dans Au-delà du principe de plaisir. Mort, surtout, d'une maladie qui l'avait pris à la bouche, l'organe de la voix. Comme si, lui aussi, avait été puni par où il avait « péché ».
Car la psychanalyse est, d'abord et avant tout, un travail par et sur la parole, en même temps que sa libération. « Le geste inaugural de Freud, et qui suffit à faire de lui l'un des plus grands hommes du xxe siècle, cela a été d'avoir, le premier, allongé ses patients, souligne le psychanalyste Alain Guy. Le patient ainsi allongé doit élever la voix. Et cette voix qu'il élève au-dessus de lui littéralement lui retombe dessus, il 's'entend dire' ce qu'il ne pensait pas s'entendre dire un jour. Il se confronte aux 'surprises du dire'. »

UNE DISCIPLINE CONTESTÉE

Quatre-vingts ans après ce cancer tout sauf dénué de sens, que reste-t-il de Freud et de la psychanalyse au pays de Jacques Lacan et de Françoise Dolto - mais aussi d'Arthur Rimbaud dont le « Je est un autre » a précédé, et peut-être préparé le terrain à, cette formule incisive par laquelle Sigmund le Scandaleux résumait l'essentiel de ses découvertes - « Le moi n'est pas maître dans sa propre maison » ? De Vienne, qui en fut le berceau au tournant des xixe et xxe siècles, la psychanalyse a, au cours de ces années, essaimé sur une bonne partie du globe et, surtout, lentement infusé dans les esprits. Même les plus réfractaires au divan ont entendu parler du complexe d'OEdipe et du refoulement.
Mais ce succès est à la mesure de la haine que la psychanalyse n'a jamais cessé de susciter et dont témoignent les « Freud Wars » qui éclatent sporadiquement sur une rive ou l'autre de l'Atlantique, à grands coups de livres à charge visant à mettre à bas la doctrine de celui que Nabokov appelait le « charlatan de Vienne » : depuis Les Fondements de la psychanalyse (1984) du philosophe des sciences américain Adolf Grünbaum jusqu'au crépusculaire Crépuscule d'une idole (2010) de Michel Onfray, en passant par l'ouvrage collectif Le Livre noir de la psychanalyse (2005).
Le divan analytique de Freud, dans sa maison de Londres (devenue musée) ©Courtesy Freud Museum London
Ajoutons que, si la psychanalyse a réussi à s'imposer dans le champ intellectuel, ce fut le plus souvent à l'encontre des grandes institutions du savoir qui, dans bien des pays, n'ont jamais reconnu la doctrine de Freud - comme la France où, quatre-vingt-treize ans après la fondation de la Société psychanalytique de Paris avec l'argent de la princesse Marie Bonaparte, la psychanalyse n'a toujours pas, et n'est pas partie pour avoir un jour, droit de cité ni au Collège de France, ni à l'Ecole des hautes études (EHESS).
Oui, qu'est-il devenu dans notre pays, ce pauvre Docteur Freud ballotté depuis quatre-vingts ans entre sa légende dorée - celle de son premier biographe, l'Anglais Ernest Jones - et sa légende noire, probablement toutes deux aussi loin de la vérité historique l'une que l'autre ? On pourrait aborder cette question à la manière de Staline : la psychanalyse, combien de divisions ? On estime le nombre des psychanalystes sur notre territoire à 5 500, un effectif à comparer à celui des psychiatres (13 500) et des psychologues cliniciens (27 000), ce qui donne déjà une première idée du rapport de force.

DE FREUD À LACAN

Fait aggravant pour ladite communauté psychanalytique, ces 5 500 praticiens se répartissent en une multitude d'associations (on n'en dénombre pas moins de 19) qui, dans l'ensemble, se détestent cordialement. Une situation largement héritée de la ligne de fracture créée par la personnalité hors norme et l'oeuvre considérable de Jacques Lacan, disparu en 1981 après avoir été, à cause notamment de sa pratique des séances courtes, en conflit avec l'International Psychoanalytical Association (IPA), l'instance gardienne du dogme à l'échelle mondiale, fondée en 1910 par Freud et Sándor Ferenczi, basée à Londres.
Jacques Lacan, ici en 1967 ©Giancarlo BOTTI/GAMMA
Il y a d'un côté les associations de freudiens pur sucre, affiliées à l'IPA, dont la Société psychanalytique de Paris est non seulement la plus ancienne mais aussi la plus importante, forte de quelque 1 100 membres. De l'autre, la très confuse constellation d'associations lacaniennes apparues sur les ruines de l'Ecole freudienne de Paris, que Lacan avait créée en 1964, au terme de l'une des nombreuses scissions ponctuant l'histoire du mouvement - avant d'en prononcer la dissolution en 1980, à la veille de sa mort.
Dans cette constellation, une association occupe une place particulière : l'Ecole de la cause freudienne, de Jacques-Alain Miller. Moins connu des habitués du petit écran que son frère cadet, le vibrionnant Gérard, cet agrégé de philosophie se trouve être le gendre du «Maître» (il a épousé Judith, la fille que Jacques Lacan a eue avec l'actrice Sylvia Bataille, ex-femme de Georges Bataille) ainsi que son exécuteur testamentaire, ce qui lui donne la haute main, depuis 1981, sur le devenir éditorial des fameux Séminaires.

PAYSAGE COMPLEXE

Le paradoxe de cet embrouillamini d'écoles et d'obédiences - et il ne manque pas de sel -, c'est que Lacan lui-même, bien qu'exclu des rangs de l'IPA, se considérait comme un freudien orthodoxe, prônant un « retour à Freud », une relecture critique de ses oeuvres, dans le sens non pas de leur réfutation mais de leur approfondissement. Tout le contraire d'un schismatique comme le fondateur de la psychologie analytique Carl Gustav Jung, passé du statut de disciple préféré à celui de meilleur ennemi. Lequel Jung n'a d'ailleurs que peu d'audience en France.
Comme on le voit, le paysage institutionnel de la psychanalyse française n'est pas moins complexe que la psyché d'un névrosé standard. Et si l'on prend un peu de hauteur et que l'on essaie d'embrasser la psychanalyse dans une perspective plus large, en se demandant par exemple ce qu'elle a - ou pas - encore à dire à l'heure de l'IRM fonctionnelle et des colloques sur l'immuno-psychiatrie, la situation se complique un peu plus !
Psychanalyste et historienne, Elisabeth Roudinesco est l'auteur, entre autres, du « Dictionnaire de la psychanalyse » ©Lea Crespi / Pasco
Pour une historienne de la discipline comme Elisabeth Roudinesco, l'affaire est entendue : en France, comme ailleurs - mais sans doute encore plus qu'ailleurs -, la psychanalyse ne fait que se survivre médiocrement à elle-même depuis qu'elle a été désertée par une psychiatrie désormais acquise à la pharmacochimie et aux neurosciences.
Au terme du long match qui s'est joué, dans les CHU et les universités, entre L'Interprétation des rêves et le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, cet ouvrage de référence sur lequel s'appuient aussi bien les psychiatres que l'industrie pharmaceutique pour mettre au point et écouler ses pilules : hypnotiques, anxiolytiques, neuroleptiques, antidépresseurs, thymorégulateurs...), le grand livre de Freud, pourtant aussi fécond que son rival est sec et aliénant, aurait été déclaré vaincu par KO.

INCONSCIENT COGNITIF OU FREUDIEN ?

Evidemment, cette thèse n'est pas du goût des psychanalystes eux-mêmes, qui grincent des dents... Et ceux du camp d'en face, les neuroscientifiques, qu'en pensent-ils ? Parmi eux, Lionel Naccache est l'un des plus en vue. Chercheur à l'Institut du cerveau et de la moelle épinière, il a publié en 2006, chez Odile Jacob, Le Nouvel Inconscient. Son discours sur la psychanalyse, à laquelle il s'intéresse de près, est loin d'être sans nuance. Depuis les expériences pionnières des psychologues américains Ernst Pöppel, Richard Held et Douglas Frost, dans les années 1970, sur la « vision aveugle » (on ne voit pas et cependant quelque chose, en nous, voit), il ne fait guère de doute, parmi les tenants des sciences cognitives, que l'inconscient existe.
Le divan d'un psychanalyste parisien ©Patrick Tourneboeuf/Tendance Floue
Mais cet inconscient cognitif ressemble à l'inconscient freudien à peu près autant qu'une Twingo à un Boeing. Nonobstant, Lionel Naccache se garde bien de balayer d'un revers de main les théories du fondateur de la psychanalyse. « Freud, dit-il, je le vois un peu comme Christophe Colomb : un homme qui a fait une immense découverte, une découverte qui a changé le monde, mais qui s'est trompé de continent. »
Quelle Amérique l'explorateur de l'âme humaine a-t-il confondue avec les Indes orientales ? Réponse de Lionel Naccache : « Une bonne part de ce que Freud a écrit au sujet de l'inconscient constitue en réalité une merveilleuse illustration, remarquable de prescience, de ce que les neuroscientifiques actuels étudient sous le nom de 'conscience'.

L'INSATISFACTION HUMAINE

Même s'il commet l'erreur de projeter sur la vie mentale inconsciente des propriétés du conscient, Freud a eu cette intuition géniale que les rêves, les lapsus, les actes manqués, les fantasmes, etc., loin d'être des résidus sans intérêt de notre vie mentale, en constituaient au contraire le coeur battant. Il est le premier à avoir compris que ces êtres de langage que nous sommes sont tous plus ou moins enferrés dans des schémas interprétatifs se nourrissant de fictions et de croyances, certaines saines ou bénéfiques, d'autres non. Et qu'il était possible, par un travail sur la parole, de faire le tri entre ces schémas interprétatifs. »
Les psychanalystes ne disent pas autre chose. Un credo d'autant plus utile à rappeler en cette époque où fleurissent les néothérapies du bien-être et où pèse comme jamais sur nos sociétés occidentales le diktat de la « pursuit of happiness ». « Que peut-on attendre d'une cure psychanalytique ? s'interroge Alain Guy. Le bien-être ? Le bonheur ? Non ! Il y a chez tout être humain une tension, une insatisfaction ou une défaillance dont il serait vain de vouloir le débarrasser, car ce sont cette tension, cette insatisfaction ou cette défaillance qui le constituent en tant qu'être humain. »
Mais alors, que peut-on en attendre ? « D'être moins 'con' après qu'avant. Par moins 'con', j'entends moins captif de ses embarras, de ses conflits. Et, par là, moins un facteur de malheur pour soi-même et les autres. » Mais, ajoute-t-il, c'est généralement « besogneux », et cela prend des années...

UNE EFFICACITÉ REMISE EN QUESTION

On comprend mieux, dans ces conditions, que l'enquête diligentée en 2004 par le ministère de la Santé de Philippe Douste-Blazy, confiée à l'Inserm, qui visait à évaluer les efficacités relatives des différentes formes de psychothérapie, ait conclu à une absence de preuve de l'« efficacité » de la psychanalyse. L'année suivante sortait, aux éditions des Arènes, Le Livre noir de la psychanalyse, sous-titré Vivre, penser et aller mieux sans Freud. Un livre jugé « truffé d'erreurs factuelles » par Elisabeth Roudinesco, mais qui n'en a pas moins produit son effet...
L'émiettement associatif de la communauté psychanalytique française, son côté panier de crabes, ne l'aident pas à se défendre contre de tels coups de boutoir, fait remarquer l'historienne. D'autant que, ajoute-t-elle, elle s'entend bien assez à se prendre les pieds dans le tapis toute seule. La controverse sur l'autisme, cette « affaire Dreyfus » de la psychanalyse, en constitue selon elle la meilleure illustration. Elle a atteint son point culminant en 2011 avec la sortie du documentaire de Sophie Robert, Le Mur, significativement sous-titré La psychanalyse à l'épreuve de l'autisme.

LES DOULOUREUX DÉBATS SUR L'AUTISME

Des psychanalystes ont commis l'imprudence de se laisser interviewer par la réalisatrice, qui ne s'est pas privée de ne garder au montage que des moments bien choisis de ces entretiens : de préférence ceux où ils se laissaient aller à un salmigondis freudo-lacanien rappelant d'un peu trop près la thèse devenue indéfendable d'un Bruno Bettelheim. Face au tollé suscité par leurs propos, certains des psychanalystes interviewés ont tenté d'attaquer la réalisatrice en justice. Peine perdue : celle-ci avait naturellement pris la précaution de leur faire signer une autorisation de droit à l'image en bonne et due forme.
Huit ans plus tard, cette affaire laisse encore des traces... « Que l'on nous fasse ce procès est invraisemblable ! s'insurge la psychanalyste Sophie Marret-Maleval. Nous ne nous reconnaissons pas dans les imputations d'accusation à l'égard des parents. Si certains le croient, c'est tout simplement qu'ils ne nous lisent pas. »
Le divan de Françoise Dolto. Par ses émissions radiophoniques, Françoise Dolto a contribué à populariser la psychanalyse auprès des parents ©Valentine VERMEIL/REA
Membre de l'Ecole de la cause freudienne, cette normalienne et professeur des universités dirige le département de psychanalyse à l'université Paris-VIII, qui se prévaut de 120 d'étudiants en master et d'une quarantaine de doctorants, dont une bonne part d'étrangers attirés dans notre pays, selon elle, par la renommée des écrits de Jacques Lacan et ceux de Jacques-Alain Miller.
Cette position universitaire la rend particulièrement sensible à l'aspect dynamique de la théorie psychanalytique. « Même si elle repose sur un corpus, la psychanalyse n'est pas une théorie achevée, figée. C'est une théorie en constante évolution. À cet égard, les enjeux récents autour de l'autisme ont participé à ce que nous clarifions et diffusions plus largement nos avancées sur ce sujet. »

LA RELATION AU MALADE

Une cure psychanalytique n'est jamais un long fleuve tranquille. L'histoire de la psychanalyse n'en est pas un non plus. Encore au printemps dernier, certains se sont alarmés qu'un groupe d'experts chargés de préparer le terrain au Conseil supérieur des programmes ait fait mine de vouloir supprimer la notion d'inconscient (ainsi que celle de travail) des programmes de philo au lycée - exit Freud et Marx, deux des trois grands « maîtres du soupçon » ? L'affaire est depuis retombée dans les limbes administratifs...
Reste le plus important. À mesure que la médecine, celle de l'âme comme celle du corps, se fait toujours plus technique, ne se fait-elle pas, aussi, toujours plus pauvre dans sa relation au malade ? Et ce dernier n'est-il pas, aussi, un sujet ? Qu'ils jugent la psychanalyse « efficace » (au sens de l'enquête de l'Inserm) ou non, beaucoup de ceux qui sont passés par le divan peuvent témoigner qu'ils y ont trouvé un accueil, une écoute, une compréhension bienveillante, qu'ils n'ont pas trouvés ailleurs. Ce qui explique sans doute que la psychanalyse ait, non seulement, un passé et une histoire, mais encore un présent. Et, peut-être même, un avenir. « Et pourtant, elle tourne », aurait dit Galilée après son abjuration. Et pourtant, il est toujours là, pourrait-on dire de Freud.

DES REVENUS EN BAISSE POUR LES PSYCHANALYSTES
On estime le nombre de Français en état de souffrance psychique à 4 millions. Mais seulement un tiers - dont 70% de femmes - viennent consulter un psy (toutes catégories confondues : psychiatre, psychologue ou psychanalyste).
Très variables, les prix d'une séance chez un psychanalyste peuvent aller de 30 à 200 euros, la moyenne s'établissant dans la fourchette de 50-70 euros. Les tarifs les moins élevés correspondent aux séances courtes (moins d'un quart d'heure, et parfois même trois minutes seulement) pratiquées par certaines écoles lacaniennes.
D'après les données de l'Union nationale des associations agréées (Unasa), dont l'échantillon de 245 psychanalystes n'est pas représentatif de l'ensemble de la communauté psychanalytique française, le bénéfice annuel moyen des psychanalystes s'est établi à 19 238 euros (soit un modique revenu de 1 600 euros par mois).
Sur les quinze dernières années, et en tenant compte de l'inflation, les psychanalystes ont vu leur chiffre d'affaires s'éroder de 25%, et leurs revenus de 45%.

L'AUTISME, SUJET DE DISCORDE ULTRASENSIBLE
Très influent de son vivant, le psychanalyste américain Bruno Bettelheim est aujourd'hui voué aux gémonies pour avoir popularisé, dans son ouvrage La Forteresse vide (1969), le concept de « mère-réfrigérateur », dont l'origine doit cependant être imputée au pédopsychiatre autrichien Leo Kanner, « découvreur » de l'autisme. Il est certain qu'une phrase comme « Tout au long de ce livre, je soutiens que le facteur qui précipite l'enfant dans l'autisme infantile est le désir de ses parents qu'il n'existe pas », qui se trouve dans La Forteresse vide, ne peut que révolter des parents déjà éprouvés par la naissance d'un enfant « pas comme les autres ». Depuis, les recherches sur l'autisme se sont développées, mais sans encore parvenir à fournir une explication claire et univoque de ce que l'on considère aujourd'hui être un trouble neuro-développemental et non, comme Bettelheim le croyait, une psychose. Si tant est que cette « explication claire et univoque » existe.

TROIS QUESTIONS À... ELISABETH ROUDINESCO*
En février dernier, vous avez fait paraître dans Le Monde une tribune choc intitulée « Les psychanalystes ont contribué à leur propre déclin ». Sur quelles bases constatez-vous ce déclin de la psychanalyse en France ?
Il se manifeste à un double niveau, sociologique et culturel. Sociologique d'abord. Le drame de la psychanalyse française en ce début du xxie siècle, c'est qu'elle est devenue orpheline de la psychiatrie. L'ère des grands psychiatres d'« orientation psychanalytique » - Jacques Postel à Sainte-Anne, Daniel Widlöcher à la Pitié-Salpêtrière, Georges Lantéri-Laura à Esquirol et toute la psychothérapie institutionnelle ou de secteur... -, c'est fini. Dans les CHU d'aujourd'hui, les grands patrons sont tous d'orientation organiciste, ils s'appuient sur le DSM et la pharmacochimie. La psychiatrie s'est détournée de la doctrine de Freud pour mieux épouser les neurosciences. Quant à la psychanalyse, la porte d'entrée en est devenue le master 2 de psychologie clinique. Parmi les jeunes psychologues cliniciens, certains s'initient encore à la psychanalyse, entre autres formes de psychothérapie, et deviennent des praticiens. Mais sans pouvoir espérer acquérir un jour le même pouvoir - à la fois clinique et universitaire - que les psychiatres. Ces jeunes psychanalystes en sont réduits à un rôle de « travailleurs » de la santé mentale. En outre, pardon de le dire, les études de psychologie clinique contemporaine, détachées des autres humanités, favorisent une approche anhistorique de la discipline ; elles n'offrent pas le même bagage culturel que celui dont pouvaient se prévaloir des psychiatres comme Serge Leclaire ou Wladimir Granoff, des intellectuels comme Didier Anzieu, Jean-Bertrand Pontalis ou Jean Laplanche, ou encore, pour citer une femme, quelqu'un comme Maud Mannoni.
D'où, selon vous, un certain déclin culturel ?
Les signes en sont nombreux. Les ouvrages encore publiés par la communauté psychanalytique, et qui ont trouvé refuge dans de petites maisons d'édition comme les éditions Erès à Toulouse, ne dépassent pas quelques centaines d'exemplaires. Ce sont des livres destinés à l'entre-soi et, pour beaucoup d'entre eux, très jargonneux. Certes, Freud et les classiques sont lus. Mais la psychanalyse est devenue un objet culturel hérité du siècle passé. À Sainte-Anne, où a enseigné Jacques Lacan et qui a été l'un des hauts lieux de la psychiatrie d'orientation psychanalytique, la psychanalyse n'est plus présente qu'à travers des séminaires... sur son histoire ! La situation n'est pas plus brillante du côté des universités. L'UFR Etudes psychanalytiques, fondée en 1971 à Paris-VII, a longtemps été un important bastion de la psychanalyse à l'université : elle est aujourd'hui menacée de disparition. Quant au département de psychanalyse de Paris-VIII, il est aux mains des membres de l'Ecole de la cause freudienne qui, de toutes les associations psychanalytiques, est celle qui a connu la pire dérive sectaire... Bref, le paysage se compose aujourd'hui, d'un côté, des cognitivistes, qui sont pour la plupart de farouches antifreudiens, et, de l'autre, d'une communauté psychanalytique repliée sur elle-même, sur la défensive.
Sur la défensive ?
Oui. Et les attaques n'ont pas manqué. Y compris les plus déloyales, les plus intellectuellement malhonnêtes. Les psychanalystes ont eu beaucoup de mal à critiquer Le Livre noir de la psychanalyse ou le brûlot d'Onfray, Le Crépuscule d'une idole, deux livres qui étaient pourtant truffés d'erreurs factuelles. Ils se sont indignés, ont pris un air dégoûté, mais sans les lire vraiment ! Résultat, trop peu sont montés au créneau. Cette désaffection dans le combat leur a été préjudiciable, tout comme l'a été leur opposition massive à la question du mariage homosexuel. C'est en ce sens que j'ai écrit - et que je maintiens - que si la psychanalyse française se trouve aujourd'hui dans un état si déplorable, bien plus que dans d'autres pays, les psychanalystes eux-mêmes y sont pour beaucoup. Propos recueillis par Y. V.
* Historienne, chargée d'un séminaire d'histoire de la psychanalyse à l'ENS.




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