Rose, la quarantaine en crise, vient en aide à un migrant, Younès. Le nouveau roman de l’auteure d’« Il faut beaucoup aimer les hommes » (prix Médicis) est un texte subtil et grave, vivant et drôle.
« La Mer à l’envers », de Marie Darrieussecq, P.O.L, 250 p.
Rose tangue, bercée par la houle. Sur un paquebot de croisière gigantesque – « Douze étages, trois cents mètres de long, quatre cents êtres humains » –, voguant en Méditerranée, Rose titube un peu, sous l’effet des vagues et, parfois, des boissons du bar. Cette psychologue quadragénaire et parisienne hésite à quitter son mari ou à rester avec lui pour partir s’installer, comme ils l’ont prévu, dans son village natal de Clèves ; elle ne sait pas s’il faut profiter de l’irréelle douceur de l’air ou se laisser gagner par « l’angoisse climatique » que cette anomalie, en plein hiver, fait naître.
Sur le bateau, mais plus encore après, de retour à Paris, puis après avoir (finalement) déménagé à Clèves, Rose, surtout, hésite à propos de la conduite à tenir avec Younès, le garçon nigérien recueilli par le navire touristique avec d’autres migrants croisés une nuit alors qu’ils faisaient naufrage. Elle lui a laissé le téléphone de son fils, grâce auquel il la contactera arrivé à Paris, puis à Calais, d’où il espère passer en Angleterre. Avec lui, elle hésite entre passivité et engagement, inaction et héroïsme ordinaire.
Apparitions et les disparitions
Ou plutôt, la protagoniste de La Mer à l’envers oscille de l’une à l’autre, et c’est ce qui rend le nouveau livre de Marie Darrieussecq si intéressant à tous les niveaux : littérairement riche, politiquement ni dans le surplomb ni dans la résignation – aussi tâtonnant que Rose, et nombre de lecteurs avec elle. L’oscillation est du reste le grand mouvement à l’œuvre chez l’écrivaine depuis Truismes (publié, comme tous ses livres, chez P.O.L, 1996) : ce premier roman dépeignait moins la métamorphose de la narratrice en truie, ainsi qu’on le résume si souvent, que son aller-retour entre les états humain et porcin. Le deuxième, Naissance des fantômes (1998), se construisait sur l’alternance entre absence et présence, appelée à devenir un motif central de ce travail hanté par les apparitions et les disparitions, où la mer et son ressac sont omniprésents et impulsent leur tempo (Le Mal de mer, 1999 ; Précisions sur les vagues, 2008).
Marie Darrieussecq parvient à dire en quelques mots les pensées de son personnage et à faire entendre dans le même mouvement le bruit de fond de l’époque
Ainsi, Rose va d’élans en moments d’accablement, de grandes bouffées de courage en instants de pusillanimité. Elle s’admoneste : « Du nerf. » C’était aussi ce que se répétait Viviane, la narratrice du dystopique Notre vie dans les forêts (2017), empruntant l’expression à un titre de Robert Pinget (Minuit, 1990), où un personnage peinait à écrire – « Recommence, renonce, recommence. »
Dans Notre vie… (né du travail préparatoire pour La Mer à l’envers), il était question d’une humanité en voie d’extinction, mais aussi de la possibilité de la sauver dans ce qu’elle a de spécifique, de non robotisable, ce qui inclut la solidarité comme la lâcheté, et une infinie palette de sentiments entre les deux. Cette humanité est au cœur de La Mer à l’envers, texte formidablement subtil, qui parvient à injecter beaucoup d’humour et d’apparente simplicité à la gravité des thèmes qu’il brasse (« les migrants » et la manière dont on les traite, l’avenir de la planète ou encore l’état de la France, pour le dire vite).
On doit ce miracle aux phrases de Marie Darrieussecq, le plus souvent courtes, voire très courtes, et cependant capables de charrier tant de choses. Le récit est à la troisième personne, mais l’on reste en permanence au plus près de Rose. L’écrivaine parvient à dire en quelques mots les pensées de son personnage, ses sensations, ses émotions et ses hésitations, à orchestrer la progression de l’intrigue et à faire entendre dans le même mouvement le bruit de fond de l’époque et ses non-dits. Tout en glissant, en douce ou à grands traits, le regard ironique, mais surtout pas cynique, de l’auteure.
Ainsi Rose, le personnage principal du livre, constitue-t-elle une sorte de cliché, celui de la femme issue de la moyenne bourgeoisie
Cette ironie, elle l’exerce avant tout à l’encontre des clichés, son obsession, comme l’annonçait d’emblée le titre même de Truismes. Que dit le langage de notre expérience ? Comment les mots, et notamment les lieux communs, énoncent-ils la réalité et, en retour, la façonnent-ils ? Quelles sont les conséquences de notre incapacité à désigner certains êtres, certaines situations – et comment penser, agir avec ce manque ?
Voilà plusieurs interrogations fondamentales chez Marie Darrieussecq, qui a passé à leur crible, avec vigueur, des sujets comme la maternité (Le Bébé, 2002), l’éveil des filles à la sexualité (Clèves, 2011, dans lequel Rose était un personnage secondaire) ou le racisme (Il faut beaucoup aimer les hommes, prix Médicis 2013). Ici, c’est entre autres à l’expression « marge de manœuvre » qu’elle s’attaque, et à la question de savoir s’il en existe d’individuelles face au « désastre », en refusant les généralités, en dépouillant au maximum ses héros de stéréotypes… qu’elle s’amuse pourtant à leur accoler au départ.
Donner un sens à sa vie
Ainsi Rose constitue-t-elle une sorte de cliché, celui de la femme issue de la moyenne bourgeoisie, chassée de Paris par le prix des loyers, pleine d’une bonne volonté politique inopérante – c’est sur cette base archétypale de bobo que Marie Darrieussecq va construire un personnage riche, singulièrement vivant, auquel elle confère des pouvoirs surnaturels. On pourrait par ailleurs dire que, avant d’être un roman sur « les migrants », La Mer à l’envers se présente comme une exploration de ce grand topos qu’est la crise de la quarantaine : Rose hésite à quitter son mari qui boit trop (elle aussi, mais chut !), elle veut que ses enfants grandissent là où elle l’a fait, elle aimerait se rendre utile, donner un sens à sa vie…
De tout cela, mais aussi, mais surtout, de sa traversée de la France jusqu’à Calais pour récupérer Younès, des liens qui se tissent entre eux au quotidien, Marie Darrieussecq fait un texte qui se demande très intelligemment comment habiter le monde. Et qui oscille entre l’excellent livre et le grand roman.
Lire un extrait sur le site des éditions P.O.L.
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