L’éducation est une science (moyennement) exacte. Cette semaine, Nicolas Santolaria se penche sur la charge mentale et le fameux partage des tâches. Car si les hommes s’impliquent davantage dans l’éducation des enfants, les vieux modèles résistent.
En ces temps de mea culpa généralisé, il est important de savoir faire son autocritique. Oui, je l’avoue, il m’arrive souvent de ne pas me lever la nuit lorsqu’un de mes fils se met à geindre parce qu’il a fait pipi au lit. Dit comme ça, ça paraît horrible, je sais. Mais, pour ma défense, je préciserais qu’en général, je n’entends même pas cette plainte qui monte de la chambre voisine. Parce que mon système de vigilance auditive est comme mis en veille, je dors aussi sereinement qu’un bienheureux alors que ma femme s’affaire en coulisses, douche le petit, change les draps, met parfois une machine à tourner, avant de reprendre discrètement sa place sous la couette…
Le matin, avec une absolue délicatesse et des cernes sous les yeux, elle me demande parfois : « Tu n’as rien entendu ? » A vrai dire, je me pose moi-même la question. N’ai-je réellement rien entendu ou me suis-je habitué à ne pas avoir à entendre, sachant pertinemment que quelqu’un assure l’intendance pendant que je continue à me pelotonner tranquillement dans les bras de Morphée ? C’est un débat difficile à trancher. Une chose est sûre, même si nous vivons au XXIe siècle et que nous travaillons tous les deux, une grande part de la charge mentale relative à l’éducation de nos enfants pèse sur les épaules de ma compagne. Machines, rendez-vous médicaux, inscription aux activités, achat de vêtements : en l’absence de ce courant continu qu’elle distribue sans compter et qui permet de répondre à tout un tas de micro-impératifs, la vie de famille serait sans doute beaucoup plus chaotique.
Déséquilibre dans nos missions respectives
A la lecture de ce récit implacable, il ne faudrait pas en conclure non plus que je sois un monstre d’indifférence qui ne lève jamais le petit doigt. Dès qu’il y a des trucs lourds à porter, un poulet au curry à préparer ou des étagères à poser, c’est pour ma pomme. Dans l’économie du foyer, je suis un mélange d’animal de trait, de cuistot dévoué, d’artisan tous corps d’état et de gentil animateur. Dimanche dernier, j’ai par exemple emmené mes enfants au parc et joué au foot avec eux pendant que ma femme faisait « des trucs dans l’appartement » (je n’ose même pas prononcer le mot de ménage, de peur d’être conduit à l’échafaud numérique).
Ce déséquilibre dans la répartition de nos missions respectives, qui est tout autant quantitatif que qualitatif, ne concerne pas que mon foyer. D’après une enquête de l’Insee, en 2010, les femmes assumaient encore 65 % des tâches parentales. Après avoir passé au crible des milliers de données relatives à l’éducation et au soin des enfants, une étude américaine publiée dans le Journal of Family Issues en juillet est venue souligner – sans surprise – que les pères étaient généralement moins stressés et moins fatigués que les mères. La raison de cette zénitude ? Au moment de statuer sur qui fait quoi, papa choisirait plutôt de s’impliquer dans les activités récréatives (« Désolée chérie, je ne peux pas t’aider pour le linge, j’anime un atelier pyrogravure »), quand maman prendrait à son compte des missions logistiques beaucoup moins gratifiantes sur le plan émotionnel.
La question de la charge mentale éducative pourrait, si l’on n’y prend garde, servir de déclencheur à une nouvelle « guerre des sexes »
En effet, aller voir Toy Story 4 en compagnie de ses enfants, avec pop-corn et crocodiles Haribo en prime, vous fera toujours gagner plus de points de popularité que de changer un pyjama mouillé à 3 heures du matin. En revanche, en termes de points de fatigue, le ratio s’inverse. Comme le souligne la sociologue Christine Castelain-Meunier dans son excellent ouvrage L’Instinct paternel (Larousse, 224 pages, 16,95 euros), paru en septembre, la question de la charge mentale éducative pourrait, si l’on n’y prend garde, servir de déclencheur à une nouvelle « guerre des sexes ». Car, malgré l’indéniable évolution qu’a connue le masculin ces dernières années, malgré une implication émotionnelle plus forte des papas avec leurs enfants, le patriarcat à l’ancienne a la vie dure. Ecartelés entre deux visions du père, deux modèles, nous vivons aujourd’hui une phase transitoire, d’où émergent de profonds paradoxes.
Ainsi, le papa pourra se montrer favorable au décloisonnement des genres lorsqu’il s’agit d’accepter que son fils enfile des robes de princesse, mette un serre-tête licorne ou regarde La Reine des neiges. En revanche, quand il faut aller ramasser du vomi, c’est bien souvent madame qui s’y colle. « Ben, fallait demander », rétorquera alors le papa, pris en flagrant délit d’inaction. « Quand le partenaire attend de sa compagne qu’elle lui demande de faire les choses, c’est qu’il la voit comme le responsable en titre du travail domestique », écrit la blogueuse Emma, dont la bande dessinée Un autre regard (Florent Massot, 2017) a fait date sur la question de la charge mentale.
Nettoyer les taches de purée sur les bavoirs
A ce stade, on est donc en droit de se demander : l’homme n’est-il intrinsèquement qu’un tire-au-flanc tout juste bon à emmener ses gosses à la pêche aux canards ? Chaque situation étant singulière, chaque être humain étant unique, il paraît difficile d’apporter une réponse définitive à cette question. Mais, comme le rappelle la sociologue Christine Castelain-Meunier, jusqu’à une date récente, l’éducation des enfants a été une chasse gardée féminine. La mère de famille était glorifiée, mythifiée par la société industrielle. Le père, lui, se trouvait alors cantonné aux rôles de soutien et de figure d’autorité distante.
Au quotidien, cette répartition sexuée des rôles l’éloignait de la possibilité concrète de partager des émotions avec ses propres enfants et, accessoirement, de nettoyer les taches de purée sur les bavoirs. Aujourd’hui, alors qu’il est devenu acceptable pour les papas de faire des câlins peau à peau avec leur progéniture, il reste encore des combats prosaïques à mener. Aussi étonnant que cela puisse paraître, sur le chemin de l’émancipation masculine, le fait d’enquiller spontanément des lessives ou de se lever la nuit d’un bond pour aller changer des draps mouillés figure un passage obligé, pour ne pas dire – j’exagère à peine – un horizon enviable.
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