Premiers témoins, les auteurs d’un rapport de l’IGAS de 2011, ont expliqué comment un médicament, prescrit pour ce qu’il n’est pas, parvient à se maintenir 34 ans sur le marché alors qu’il présente des risques graves pour la santé.
Ecartées, les questions prioritaires de constitutionnalité (QPC). Renvoyées au délibéré, les exceptions de nullité et les sollicitations de contre-expertises médicales. Rejetées, les demandes de renvoi. Après une semaine de bataille procédurale menée par la défense des laboratoires Servier, la présidente Sylvie Daunis a ouvert, mardi 1er octobre, la première page du premier chapitre du procès du Mediator devant le tribunal correctionnel de Paris.
De ce désastre sanitaire – plusieurs centaines de morts, des milliers de personnes handicapées à des degrés divers –, l’instruction désigne deux responsables. D’une part, les laboratoires Servier, qui répondent de « tromperie aggravée » pour avoir « sciemment dissimulé » les propriétés pharmacologiques du Mediator, un médicament présenté comme antidiabétique mais souvent prescrit comme coupe-faim, consommé par près de cinq millions de personnes depuis 1976.
D’autre part, l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps), devenue Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, poursuivie pour « blessures et homicides involontaires », à laquelle sont reprochées une série de défaillances et une grave impéritie dans l’exercice de sa mission de contrôle.
Cette lecture judiciaire de l’affaire du Mediator trouve sa matrice dans le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), commandé en décembre 2010 par le ministre de la santé de l’époque, Xavier Bertrand, et rendu six semaines plus tard, le 15 janvier 2011.
« Anomalie fondamentale »
Ses trois auteurs, Etienne Marie, Anne-Carole Bensadon et Aquilino Morelle, sont les premiers témoins cités à la barre du tribunal. Leur constat est glaçant : un médicament aux qualités thérapeutiques douteuses, prescrit pour ce qu’il n’est pas et dissimulant ce qu’il est – un anorexigène – parvient à se maintenir pendant trente-quatre ans sur le marché alors qu’il présente des risques graves pour la santé en déjouant tous les contrôles et en passant outre les multiples alertes.
Autorisé en 1976 pour son action sur le métabolisme des lipides et des glucides, « le Mediator a été évalué neuf fois et neuf fois les experts ont dit que son intérêt thérapeutique était très faible », observe Etienne Marie. Ce « scepticisme » se manifeste dès 1979, quand le Mediator est qualifié « d’adjuvant », ce qui signifie qu’il « n’a pas de qualité thérapeutique ». Les experts recommandent quelques années plus tard que sa deuxième indication (sur les glucides) soit supprimée. Rien ne se passe. Ils réitèrent cette demande en 1995. Toujours en vain. Le Mediator reste commercialisé.
De cette « anomalie fondamentale », Etienne Marie propose une première explication : « Il y a une culture commune à la commission de l’évaluation du médicament et au laboratoire. On recherche toujours un consensus scientifique qui suppose une succession d’études. Et la commission a du mal à se déjuger. »
« Le doute profitait toujours au médicament »
Anne-Carole Bensadon s’est intéressée, elle, aux alertes qui ont jalonné la vie de ce médicament. « Le Mediator aurait dû être retiré en 1999 », soit dix ans avant sa suspension effective du marché, affirme-t-elle en jugeant « ce non-retrait incompréhensible ». Selon la médecin, cette année-là est en effet charnière : en février, le centre de pharmacovigilance de Marseille signale un premier cas de valvulopathie sur un patient auquel le Mediator a été prescrit sans autre médicament anorexigène. « C’est un cas d’alerte extrêmement important. L’imputabilité du Mediator est alors jugée plausible. »
En juin, un cas d’hypertension artérielle pulmonaire (HTAP), une maladie très rare, est signalé par le centre de pharmacovigilance de l’hôpital Saint-Antoine à Paris. Là encore, le patient est sous Mediator sans autre association médicamenteuse.
Parallèlement, entre 1998 et 2003, les autorités de santé en Suisse, en Italie et en Espagne s’inquiètent des effets secondaires du benfluorex – la substance chimique active du Mediator – et adressent des demandes d’explications complémentaires aux laboratoires Servier, qui ne leur répondent pas mais retirent dans la foulée leur médicament de ces trois marchés, en se gardant de le signaler aux autorités de la santé française et européenne.
En 2005, 21 cas de valvulopathie sont signalés en France, dont dix sous Mediator seul. En 2007, ce sont trois nouveaux cas d’HTAP. « Le président du centre de pharmacovigilance va lui-même présenter sa demande à l’Agence du médicament pour que le médicament soit retiré. En vain », rappelle Anne-Carole Bensadon. Sa conclusion est terrible : « Le doute profitait toujours au médicament. La vie du médicament est prioritaire sur la vie des malades. »
Le troisième signataire du rapport, Aquilino Morelle, se sait particulièrement ciblé par la défense, qui le suspecte d’avoir d’autant plus accablé les laboratoires Servier qu’il épargnait les responsables politiques. Son parcours d’ancien interne des hôpitaux de Paris et d’énarque, les fonctions de conseiller qu’il avait occupées auprès de Bernard Kouchner au ministère de la santé lui avaient conféré le premier rôle médiatique dans la présentation du rapport de l’IGAS en 2011.
L’exposé implacable d’Aquilino Morelle
Cette place s’était confirmée deux ans plus tard, lors de la première tentative avortée de procès du Mediator devant le tribunal correctionnel de Nanterre. Aquilino Morelle était alors un conseiller très en vue du président de la République, François Hollande. Les révélations sur son train de vie et une suspicion de conflit d’intérêts qui l’avaient contraint à démissionner de l’Elysée en 2014 ont terni son image et, espère la défense de Servier, écorné son autorité.
Mais l’exposé qu’il présente aux juges de Paris est toujours aussi implacable sur la double responsabilité de la firme et de l’Afssaps dans le scandale du Mediator. « Dès 1969, on savait que le benfluorex était un anorexigène sévère », affirme-t-il. La preuve de cette connaissance, Aquilino Morelle indique l’avoir trouvée dans les publications des études et des expérimentations menées par les laboratoires Servier. « S’ils veulent contester l’effet anorexigène du Mediator, il faut d’abord qu’ils s’adressent à eux-mêmes », indique-t-il.
Or les risques liés à ce médicament étaient tout aussi connus des laboratoires Servier, ce qui ne les a pas retenus de vouloir le commercialiser. « Chronologiquement et techniquement, c’est Servier qui est responsable de son médicament », indique le rapporteur. Mais l’agence n’a pas joué le rôle de contrôle qui était le sien : « Si le Mediator avait été considéré pour ce qu’il est, un dérivé amphétaminique, il n’aurait jamais été autorisé. S’il avait été considéré comme un anorexigène, il aurait été retiré comme les autres anorexigènes en 1999. »
Aux défaillances en chaîne de l’agence, Aquilino Morelle voit plusieurs explications :
« L’asymétrie d’une relation, qui fonctionne en faveur des laboratoires pharmaceutiques pour l’autorisation de mise sur le marché. La faiblesse de l’administration de la santé, qui est amenée à chercher des expertises à l’extérieur et multiplie ainsi les occasions de conflit d’intérêts. C’est la raison pour laquelle le salut est venu de l’extérieur, des lanceurs d’alerte Irène Frachon, Catherine Hill, Alain Weill, Gérard Bapt, parce qu’ils n’appartenaient pas à ce système. »
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