Dans son documentaire « Arguments », le réalisateur Olivier Zabat donne la parole à des personnes qui entendent des voix, en s’affranchissant du regard institutionnel de la psychiatrie. Il viendra présenter son film lors de La Nuit du Monde Festival, le 5 octobre.
Qu’est ce qui vous a conduit à faire un film sur les « entendeurs de voix » ?
Olivier Zabat : J’ai commencé à travailler dans mon quartier, ici, dans le 20e arrondissement de Paris. Un ami m’avait parlé d’une fille qu’il connaissait, catholique d’origine, qui s’était convertie à la religion musulmane pour pouvoir se marier. Quelque temps après son mariage, elle a commencé à sentir des présences. Elle croyait être harcelée par des hackeurs catholiques, qui lui faisaient payer son mariage. Elle voyait énormément de signes, sur Internet, des messages qui lui étaient adressés, des choses comme ça…
J’ai commencé à réfléchir à la manière dont, en tant que documentariste, on peut aborder une personne supposée malade mentale. Il m’est tout de suite apparu que je ne pouvais pas adopter le point de vue de la médecine. Cela aurait été une faute morale : je ne suis pas qualifié pour le faire. Ce cadre étant éthiquement banni, la question qui se posait était celle de comment travailler avec une personne seule, très fragile, encore en plein malaise – elle ne rentrait plus chez elle, ne se lavait plus… –, dans une incompréhension de ce qui lui arrivait. Et cela ne me paraissait pas viable…
Vous avez renoncé à elle, mais pas à l’idée…
Oui, cette idée que dans mon quartier une partie de la population avait des troubles un peu particuliers. Une perception un peu particulière. J’ai commencé à faire des recherches, dans le cadre institutionnel de la psychiatrie, que j’ai rapidement délaissé. La question est devenue : comment peut-on aborder cette question de la folie, qui n’est pas uniquement médicale, en s’affranchissant du regard institutionnel de la médecine ? Dans le cadre de mes recherches, j’ai rencontré des personnes qui faisaient partie du groupe Intervoice.
Qu’est-ce que le groupe Intervoice ?
Intervoice, c’est une très belle histoire. En 1987, Marius Romme, psychiatre hollandais, Sandra Escher, sa femme, journaliste, décident de faire un appel à la télévision hollandaise, sur une petite fenêtre de cinq minutes, en disant : « S’il y a des personnes qui entendent des voix, qu’elles se manifestent, ça nous intéresse de les rencontrer. »
Il y a eu une marée d’appels. Ces personnes se sont fait connaître comme entendeurs de voix, et ont constitué ensemble une sorte de réseau international, dont le propre est qu’ils s’affranchissent totalement de la soumission à la psychiatrie.
C’est avec eux qu’est née la terminologie « entendeur de voix » ?
Oui. Ce terme sous-entend qu’on ne considère plus l’entente de voix comme un symptôme psychiatrique, mais comme une singularité de la perception humaine. Une position qui épousait parfaitement ma problématique de documentariste. Il y avait comme une équivalence éthique, philosophique même, entre leur démarche – le regard qu’ils portent sur la folie – et la mienne.
Cette idée de groupe changeait la nature du film que vous vouliez faire.
Oui. Je n’étais plus à observer une personne unique, en prise avec une pensée interne, un peu fermée sur elle, mais plutôt à m’interroger sur comment cette pensée singulière peut se fédérer avec d’autres, comment au sein du groupe peut se constituer une forme de dialectique.
Qu’est-ce qui vous intéressait particulièrement dans ces troubles de la perception ?
On considère toujours que les personnes psychotiques, où considérées comme telles, sont dans une perte de relation avec le réel. Je voulais montrer, au contraire, qu’un rapport au réel se constitue bel et bien chez eux, aussi singulier soit-il. La manière qu’avait cette fille, qui est au point de départ du film, de se croire harcelée par des chrétiens hackeurs n’était pas totalement déprise du réel. C’est une perception très particulière de la manière dont marche la société en ce moment : une espèce de djihad à l’envers.
Le travail qui se fait dans le groupe de personnes que vous filmez donne une forme de présence physique à ces voix (par la retranscription, l’enregistrement, le « reenactment », la sculpture…), que le film vient consigner.
Du point de vue du cinéma, on est face à une question assez fondamentale : comment faire apparaître une voix qu’on ne perçoit pas ? Le travail que j’ai découvert chez Ron et chez d’autres consiste à trouver le moyen d’externaliser les voix, de les amener à être perceptibles dans le monde réel. Le film se développe à l’intersection de nos deux approches.
Pourquoi ce groupe plutôt qu’un autre ? Quelle est sa spécificité ?
J’ai rencontré beaucoup de gens dans différents pays… Avec Ron, ce qui était manifeste, c’était la dialectique qu’il instaure : un rapport intellectuel aux choses qui va de pair avec un rapport sensible, très humain, aux êtres, et même aux entités qui les habitent. Avec sa femme, Karen, ils réunissent régulièrement une communauté dans leur maison, en Ecosse… Tous deux sont extrêmement libres dans leur approche. Ils ne sont pas dans l’antipsychiatrie, mais défendent l’idée de reléguer la psychiatrie à une place minoritaire, secondaire. On a parfois besoin de médicaments et de soins, mais ils ne doivent pas gouverner notre vie. Ce qu’ils mettent en œuvre, c’est un accompagnement humain et du débat, mais c’est surtout de la sculpture, et en cela ils sont plutôt des artistes.
Il y a ce moment, très important dans le film, où Ron dévoile son tatouage qui porte l’inscription « Psychotic and Proud » (psychotique et fier)…
Cette affirmation, telle que Ron la fait dans le film, est une signature de ce qui est à l’œuvre : l’expression la plus éclatante de la participation à la société. Sa manière d’appréhender l’entente de voix comme « faisant partie de la diversité des perceptions humaines », donc comme une conscience du réel plutôt que comme perte de relation avec le réel, s’inscrit véritablement dans un rapport politique au monde. C’est quelqu’un de très engagé, tant dans la cause des entendeurs de voix que comme personne ayant une forte sensibilité de gauche.
Le réalisateur Olivier Zabat viendra présenter son documentaire « Arguments » lors de La Nuit du Monde Festival, samedi 5 octobre, au théâtre des Bouffes du Nord, et dialoguera notamment avec l’écrivaine Joy Sorman. Parmi les autres invités, l’ancienne garde des sceaux Christiane Taubira et l’académicienne Barbara Cassin, le comédien Pierre Richard, les philosophes Michaël Fœssel et Barbara Stiegler et bien d’autres. Un programme imaginé et présenté par Nicolas Truong (grand reporter au Monde chargé de la vie intellectuelle au sein des pages Idées) et Isabelle Régnier (journaliste au service Culture du Monde et spécialiste de l’architecture). De 22h à 6h au théâtre des Bouffes du Nord.
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