Elégiaque et splendide, le premier film de la Franco-Sénégalaise Mati Diop suit le destin d’une jeune Dakaroise en lutte contre les pressions politiques, sociales et religieuses du pays, qui voit son amoureux secret s’embarquer pour un exil fatal.
Mama Sané, 19 ans, interprète Ada, l'héroïne d'«Atlantique» de Mati Diop. Photo Les Films du Bal
L’un des plus beaux films de l’année s’appelle Atlantique. Sans déterminant, car Atlantique se suffit à lui-même : il est énorme comme la promesse que ses flots recouvrent, comme ces rêves d’ailleurs que l’océan attise et engloutit. C’est un film à hauteur d’infini, élégiaque et mystérieux, que la mer aurait pu noyer de tout ce que désormais elle charrie, corps sans nom, tragique contemporain. «L’odyssée de Pénélope plutôt que celle d’Ulysse», expliquait la cinéaste franco-sénégalaise Mati Diop dans le reportage sur la sortie à Dakar de son film, auréolé du grand prix du jury du dernier Festival de Cannes, que nous avons publié dans nos colonnes samedi. Le palimpseste grec n’est pas choisi au hasard, il ramène à l’essentiel et à l’idée d’un récit-seuil qui lance durablement la manière de percevoir le monde, de conter les tribulations, la géométrie des rapports de forces, la couleur des paysages, la part de l’aventure et de l’attente.
Les amies d'Ada, dans la chambre nuptiale de celle-ci. Photo Les Films du Bal
De fait, le personnage principal d’Atlantique, Ada, est une fille de 17 ans que le destin frappe tôt en la confrontant à l’absence de l’homme qu’elle aime pour la livrer à vif aux affres de l’abandon. Elle est amoureuse d’un ouvrier, Souleiman, qui travaille aux finitions d’une tour, dont la silhouette profilée en voile high-tech se dresse en bord de mer, évoquant d’autres édifices qui, recevant l’écume du capitalisme occidental, mutent en emblèmes menaçant de l’hypermodernité - on pense brièvement au Diamond Island du Cambodgien Davy Chou, ou encore aux cités grises à perte de vue décrites en Chine par Jia Zhang-ke. Comme ses collègues, Souleiman proteste au début du film contre le non-versement de sa paye depuis plus de trois mois. On le voit rentrer au bercail à l’arrière d’un pick-up, les poches vides et la tête pleine de rage. Quand il flirte avec Ada et lui donne un rendez-vous galant au crépuscule, il ne lui révèle pourtant rien de son projet bien avancé de quitter le pays avec les autres garçons du quartier déshérité de Thiaroye, à Dakar. Le moment du départ, de l’arrachement au sol natal et à l’amour naissant devrait a priori être un climax dramatique, or, ici, dans l’axe que choisit la cinéaste, la scène cruciale est une ellipse. Ada comprend (trop tard) que son fiancé - qu’elle devait tenir au secret car sa famille l’a promise à un riche mariage avec un play-boy sénégalais installé en Italie - est parti sur un bateau dont elle apprend qu’il a probablement fait naufrage.
Avidité et corruption
Le bar-dancing de plage où elle devait étreindre Souleiman contre son cœur devient dans la rumeur des vagues le théâtre d’une sinistre prise de conscience quand l’ensemble des filles, pareillement larguées, se retrouvent toutes, pantelantes sur les canapés en skaï, à faire le décompte précoce de ce dont on les prive dans un déchaînement de soustraction : pas d’argent, plus d’amour, guère d’espérance, le manque vous suffit et vous n’aurez rien d’autre.
Personne n’est dupe, il n’y a pas de «coup du sort» et c’est évidemment par ironie que l’enquête centrale du film porte précisément sur un incendie prétendument sans départ de feu, un cas de «combustion spontanée» comme le répètent les flics en se frottant le menton. Les injustices qui affectent les jeunes existences des protagonistes proviennent des effets conjugués - quoique disparates par leur ampleur et leur pouvoir de nuisance - de forces politiques, sociales, religieuses que la cinéaste met un soin méticuleux à décrire. Ainsi Ada doit-elle lutter pour ne pas être le jouet du réseau de pressantes sollicitudes qui l’entourent et qui, pour son bien et sa promotion, conspirent à un mariage richement doté dont chacun, du premier au deuxième cercle, parents ou amis, espère à sa manière tirer bénéfice. Une alliance dont tous, sauf elle, rêvent puisqu’elle contient la promesse d’une stabilité sinon hors d’accès puisque tout bouge et plutôt de travers.
Ce destin de marchepied ou de monnaie d’échange, dès lors que l’avidité et la corruption sont omniprésentes, Ada n’en veut pas et elle tient bon par le surgissement d’une rumeur qui parle du retour de Souleiman, de sa présence en ville, y compris le jour de ses noces. De même que l’amour de l’héroïne devient plus net au bain révélateur de la mort incertaine, le retour spectral du garçon disparu arrache à la ville la coupole de désordre et de bruit sous laquelle elle se cachait. Plus il fait nuit et plus tout est rendu limpide.
Mati Diop a tissé un film littéralement fantastique, le plus fou étant peut-être ceci : qu’à ces morts qui hantent depuis des années nos consciences, elle offre avec une évidence ahurissante de revenir tête haute, dotés du pouvoir qu’ils méritent et le transmettant à celles qu’ils ont laissées à quai.
Rues disloquées
Il est depuis toujours des esprits redresseurs de torts, des fantômes apparaissant en des temps contre-nature, lorsque le scandale est si grand qu’il n’est pas d’autre solution ; Atlantique s’inscrit dans leur sillage tout en restant ultra contemporain dans son minimalisme vengeur, agissant avec la fluidité des nappes de musiques synthétiques de Fatima Al Qadiri : inoubliables, ce trajet en camion au bord du rivage, ce pinceau de laser en boîte de nuit sur le visage d’Ada, ces plans sur le soleil s’abîmant dans un océan bientôt saisi comme une plaque de métal en fusion. Inoubliables, ces fragments de mégapole baignés de lumière laiteuse, ces rues disloquées des faubourgs avec chariots à bestiaux au milieu des embouteillages, ces clubs de luxe aseptisés avec piscine-bar à cocktails, ou encore ce quadrilatère de parpaings des chambres ouvertes à tous les vents…
Mais la grâce décantée de ce film longtemps mûri par la cinéaste, qui a porté ce projet pendant cinq ans, s’accomplit véritablement par la rencontre avec son actrice principale, la géniale Mama Sané, dont c’est le premier rôle au cinéma. On voit à quel point elle comprend et exhausse chaque sentiment, chaque résistance de son personnage. On la voit se cuirasser contre sa propre timidité et la peur lovée au fond des plans avec sa manière unique d’accélérer le pas, les yeux fixés sur son cap. Le film livre aussi la chronique de son émancipation, la disparition de l’être aimé l’encourageant à braver un à un les interdits de son éducation pour finir par s’appartenir - c’est l’autre mouvement du récit, ascendant, qui croise le chemin du deuil et lui permet des horizons solaires. Viennent alors à l’esprit les mots d’un autre voyageur, qui avait en son temps fui son pays par la grâce de flots Atlantique, et qui, arrivé à bon port, avait composé un long poème d’Exil où figure ce programme : «J’habiterai mon nom.»
Atlantique de Mati Diop avec Mama Sané, Ibrahima Traore, Amadou Mbow… 1h45.
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