S. TERENO
Institut de psychologie, Université Paris Descartes ; Laboratoire de psychopathologie et processus de santé (EA 407), Paris
Dans l’approche de la psychopathologie développementale, l’être humain est considéré comme un système dynamique et intégré dans lequel tous les aspects du développement sont constamment en interaction(1) et où, à chacune des étapes, une nouvelle structure émerge de la structure de l’étape précédente. Dans ce contexte, les contributions de la théorie de l’attachement à notre compréhension de la nature du développement sont incontournables et leur apport est incomparable à celui d’autres approches(2).
Attachement et caregiving
Selon la théorie de l’attachement(3,4), la nécessité de contact humain, de tranquillisation et de réconfort face aux maladies, aux dommages physiques et aux menaces est une réponse normale tout au long du cycle de vie. John Bowlby soutenait que le développement favorable de l’attachement, étant important pour la santé mentale, rendait impérative la distinction entre un développement favorable et un développement défavorable, ainsi que la connaissance des conditions favorisant l’un ou l’autre(5). En se basant sur la perspective du développement de l’attachement,nous pouvons alors faire deux hypothèses pour atteindre ces objectifs :
– les différences relatives à la qualité des soins (régulation par la figure d’attachement) entraînent des différences dans la qualité de l’attachement (régulation dyadique) ;
– les différences dans les patterns d’attachement vont influencer l’autorégulation émotionnelle de l’individu.
L’hypothèse de Bowlby, qui avance que les différences dans le caregiving donnent lieu à des différences dans la qualité de l’attachement, a reçu une confirmation empirique. L’évaluation de la qualité des relations d’attachement est basée sur des dimensions de comportements interactifs entre l’enfant et la figure d’attachement (recherche de proximité, maintien du contact, résistance au contact),quand son système d’attachement est activé, par exemple lors des épisodes de retrouvaille après des brèves séparations. Le premier type de pattern d’attachement « insécure évitant » (environ 25 % de la population générale) décrit un enfant au comportement de réunion, d’allure relativement indépendant,mais il s’agit plutôt d’une stratégie défensive, qui vise à éviter de manifester au parent le stress lié à la séparation. Ces enfants tendent à adopter, dans la suite de leur existence, un style évitant dans leurs relations sociales. L’enfant qui présente un mode d’attachement « sécure » (environ 60 % de la population générale) envoie un signal clair de stress et de demande de proximité lors de la séparation, et va chercher le réconfort de son parent par la proximité physique pendant la réunion(1). Les sujets sécures savent exprimer leurs émotions positives ou négatives,communiquer leur colère, leur jalousie ou leur crainte.
Le troisième groupe, celui des enfants présentant un mode d’attachement « insécure, ambivalent, résistant » (environ 15 % de la population générale) regroupe des enfants qui manifestent une forte ambivalence relationnelle envers leur parent à l’occasion de la retrouvaille. L’ambiance est celle de la colère. Ces enfants désirent fortement un réconfort que leur colère ne permet pas de trouver. Le groupe des enfants avec un attachement « désorganisé/désorienté » met en évidence une série de réponses comportementales apparemment indirectes ou mal orientées, observées en présence de la figure d’attachement et lors d’une situation de stress avec activation du système d’attachement : manifestation séquentielle et/ou simultanée de comportements contradictoires ; mouvements et expressions non dirigés, incomplets ou interrompus ; stéréotypies, mouvements asymétriques et postures anormales ; mouvements et expressions de stupéfaction, immobilisation et lenteur ; expressions d’appréhension et de peur par rapport à la figure d’attachement. L’hypothèse de Bowlby, qui avance que les différences dans les patterns d’attachement influencent l’autorégulation émotionnelle de l’individu, a aussi bénéficier de preuves empiriques.L’expression émotionnelle de l’enfant et ses stratégies de régulation diffèrent en fonction de l’implication active ou passive et de la disponibilité de la figure d’attachement. Les différentes modalités d’attachement (sécure,insécure évitant, insécure ambivalent/résistant, désorganisé/désorienté), qui résultent de ces interactions précoces, traduisent différentes trajectoires de développement émotionnel et comportent des règles qui guident les réponses individuelles lors des situations générant des émotions et du stress. Plusieurs études ont montré les effets bénéfiques de la sécurité d’attachement sur la régulation émotionnelle et la santé mentale(6). Les recherches actuelles confirment aussi que les enfants s’attachent à leur figure d’attachement, même si ses réponses sont de mauvaise qualité, voire maltraitantes, mais au prix d’un impact sur la qualité de l’attachement et un risque accru de désorganisation(7). La réponse du parent, ou de toute autre personne qui s’occupe effectivement de l’enfant (caregiver) pendant la première année de la vie(8), est associée à la qualité de la relation d’attachement, qualité évaluée autant dans un contexte familier qu’en laboratoire : une réponse adaptée et efficace aux signaux du bébé est associée à un attachement sécure dans la SSP (Strangesituation procedure) à 12 mois et à moins de comportements peu adaptés (par exemple, pleurs excessifs et exploration pauvre(9)). Au contraire, un soin moins marqué dans le contexte familial (c’est-à-dire retard dans les réponses à la perturbation du bébé et comportements moins affectueux) a été mis en relation avec un attachement insécure évalué en laboratoire(9,10). Le caregiving caractérisé par l’indisponibilité émotionnelle et le rejet chronique est en lien avec une relation insécure évitante (11). Les soins simultanément intrusifs et peu adaptés, peu prévisibles,mal synchronisés et peu fiables ont été associés à un attachement insécure ambivalent/résistant. Des études récentes ont aussi confirmé le lien entre le pattern d’attachement désorganisé et une série de comportements parentaux effrayants ou confus (12,13). La relation entre la qualité des interactions, de leur synchronisation et de leur réparation, et la qualité de l’attachement est encore attestée par des études en situation de mauvais traitements. La désorganisation de l’attachement des bébés a aussi été mise en relation avec des expériences parentales de pertes, des facteurs de vulnérabilité psychosociale(14,15), avec l’exposition prénatale à l’alcool(16) et aux drogues(17). Cependant, les bébés et les petits enfants qui ont subi de mauvais traitements ont une tendance significativement plus élevée à former des relations d’attachement insécures (c’est-à-dire évitants, ambivalents/résistants et désorganisés/désorientés) avec leur figure d’attachement primaire, bien plus que les bébés de familles au statut socio-économique bas (13,18-22).
Attachement et psychopathologie développementale
Les perturbations de la relation d’attachement ne sont pas considérées comme des perturbations propres à l’enfant, mais comme des marqueurs relationnels d’un processus pathologique et comme un facteur de risque pour la survenue d’une pathologie subséquente (23,24). Un attachement sécure n’est pas une garantie à vie de bien-être ou de bonne santé mentale,mais il augmente la résistance au stress et promeut la résilience (25). Les patterns d’attachement insécure dans l’enfance représentent des adaptations provisoires qui maximisent, dans la mesure du possible, le maintien de la proximité avec la figure d’attachement dans un contexte d’indisponibilité ou de disponibilité intermittente de cet adulte. Cependant, ces patterns d’attachement insécures mettent enjeu le développement à long terme, en limitant la capacité d’adaptation de l’enfant.
Ces modes dysfonctionnels de régulation précoce prédisposent les individus à des types spécifiques de comportements symptomatiques et de perturbations(26-28). Il est toutefois indispensable de souligner qu’en général, les études longitudinales indiquent que la majorité des différences d’attachement chez les bébés ne sont pas pathologiques. Les effets durables des expériences précoces peuvent précéder de la forme – de l’ambiance qui appuie ces tendances et des attentes initiales –, et de l’impact de l’expérience précoce dans la régulation neurophysiologique et affective de base.
Attachement en contexte pédiatrique
La pratique pédiatrique accompagne de nombreuses dimensions du développement précoce du petit enfant et de la dynamique relationnelle parent-enfant. Fréquemment, les pédiatres sont les premiers à observer et à comprendre les perturbations de l’enfant, du parent ou de la relation dyadique. Afin d’identifier les forces et les vulnérabilités relationnelles, et pour une bonne gestion clinique de chaque cas, des évaluations sont nécessaires, qui incluent l’histoire psychosociale, des observations comportementales directes et un entretien avec les parents. Cette investigation doit intégrer en plus de l’exploration de questions importantes comme les expériences de séparations, de perte, d’abus, la recherche de signaux de comportements parentaux inadaptés ou atypiques. Les marqueurs observationnels peuvent inclure l’absence ou la distorsion du comportement de base de sécurité (présence de surveillance visuel ou physique, cependant peu fréquente), incapacité de s’engager dans l’exploration (extrême inhibition, peur ou dépendance), perturbation extrême ou absence de perturbation lors d’une séparation avec le caregiver, agressivité extrême ou difficulté à établir des interactions avec le caregiver,contrastant avec un comportement de familiarité excessive avec les étrangers (tableau). Les questions de la perte et de la séparation chez le jeune enfant,tout comme celle de leurs effets sur son développement sont au cœur de la théorie de l’attachement. John Bowlby a mis en évidence les effets de la carence des soins maternels comme étant à l’origine de relations affectives superficielles, d’une absence de concentration intellectuelle,d’une inaccessibilité à l’autre et d’une absence de réaction émotionnelle. La manifestation de signaux de deuil chez les bébés(protestation, désespoir et détachement) après des séparations prolongées (plus de 9 jours) a alerté les professionnels de santé et généré des changements significatifs dans les pratiques et politiques pédiatriques de plusieurs pays. Actuellement, nous considérons que les perturbations les plus graves de caregiving dans l’enfance incluent les hospitalisations, les séparations fréquentes et les ruptures relationnelles, les expériences d’adoption et de familles d’accueil temporaires.
En situation d’hospitalisation ou de soins médicaux intrusifs, la présence d’un soutien de la part des figures relationnelles significatives permet aux petits enfants de mieux combattre la pathologie somatique, de mieux récupérer du trauma et du stress. Même si le comportement des parents est désorganisant ou alarmant pour l’enfant, et en dehors d’une vraie urgence médicale, les professionnels des services de pédiatrie ont comme priorité d’accompagner le parent pour qu’il puisse soutenir son enfant.Le pédiatre est la personne privilégiée qui peut expliquer aux parents l’importance de leur présence et de leur soutien pour aider les enfants à exprimer et à se libérer de la peur et de l’anxiété que ces situations difficiles peuvent provoquer (que cela soit en ambulatoire ou en hospitalisation).
Le rendez-vous pédiatrique en tant que situation naturalistique qui active le système d’attachement(29) | ||||
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Insécure-évitant (A) | Sécure (B) | Insécure-ambiv./résist. (C) | Insécure désorganisé (D) | |
Réaction aux personnes inconnues (pédiatre ou infirmière) | Comportement de familiarité excessive (être assis à côté du médecin ; tourner le dos à la figure d'attachement) |
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| Selon le pattern de base A, B ou C |
Qualité de l'exploration |
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Séparation ducaregiver |
| Perturbation peut-être moyenne ou extrême lors d'une séparation avec le caregiver | Perturbation extrême lors d'une séparation avec le caregiver | Selon le pattern de base A, B ou C |
Réunion avec lecaregiver |
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En conclusion
En repérant les perturbations significatives dans la qualité du caregiving, les pédiatres peuvent aider les parents à renforcer leurs compétences en apportant un soutien et une guidance développementale précoces. Nous savons aujourd’hui, et cela est démontré, que la qualité des soins parentaux, en particulier de caregiving, a des conséquences majeures sur l’équilibre psycho-biologique du bébé et du nourrisson. Ces nouvelles connaissances transforment aussi les pratiques de soins, en particulier auprès des prématurés et lors d’hospitalisations parents-enfant en pédiatrie.
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