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vendredi 30 août 2019

Le stylo, symbole d’une écriture en voie de disparition

Oubliés les pleins et les déliés ? Alors que l’expression manuscrite se fait de plus en plus rare au profit de la dactylographie, la pratique de l’écriture cursive reste essentielle pour le bon fonctionnement des méninges.
Par   Publié le 30 août 2019
Une enfant fait ses devoirs, en Bourgogne, en 2015.
Une enfant fait ses devoirs, en Bourgogne, en 2015. CYRIL ENTZMANN / DIVERGENCE
Vous souvenez-vous de la dernière fois où vous avez écrit à la main, où vous avez saisi un stylo et noirci une feuille de papier ? « Quelle drôle de question ! », se serait exclamé votre interlocuteur, au siècle dernier. Désormais, le silence se fait. Puis l’effort de mémoire. « Ah si, je sais ! J’ai laissé un mémo sur le frigo, samedi, pour les courses… »

Pas de doute, l’écriture manuscrite figure sur la liste « Tout se perd » ­tenue par les nostalgiques de l’ère prénumérique. Que reste-t-il, dans nos vies d’adultes, de cette pratique ancestrale ? La signature, éventuellement précédée d’un « Lu et approuvé », le formulaire administratif, les dix interminables lignes à recopier pour se porter caution, l’adresse sur l’enveloppe, la somme en lettres sur le chèque, l’info vite notée, au téléphone. Et le mot d’excuse sur le carnet de correspondance, rare occasion, pour un parent, d’exhiber ses compétences en graphie fine.
Les lettres, les cartes ? Remplacées par des prospectus au fond des boîtes, elles ne représentent plus que 4 % de l’activité postale. Les vœux, les condoléances, les félicitations, les joyeux anniversaires ? Expédiés par courriel ou SMS. Plus rapide, plus facile, plus amusant, l’on ajoutera une image animée. Les listes de tâches à accomplir ? Sur l’application Notes du smartphone. Lui, au moins, on ne l’oublie pas sur la table de la cuisine… La réunion au bureau ? S’y présenter sans ordinateur ni tablette, simple carnet en main, c’est passer pour un rétrograde dilettante, peu pressé d’agir et de communiquer.
« Mon neveu de 16 ans ne sait pas envoyer une lettre. Où noter l’adresse sur l’enveloppe, où coller le timbre ? » Vanessa Mahabo, auteure du blog « N’oublie pas d’écrire »
« Nous continuons d’écrire beaucoup, mais différemment, sur outils numériques. Désormais, l’écriture la plus ­répandue est dactylographique »,pose Jean-Luc Velay, chercheur CNRS au laboratoire de neurosciences cognitives de l’université d’Aix-Marseille. Le clavier évince papier et stylo, qui « semblent incompatibles avec les nouvelles dimensions spatiale et temporelle de la communication écrite », poursuit-il. « Nous écrivons souvent simultanément à plusieurs personnes dans le but d’acheminer un message très rapidement. »
Evidemment, les plus jeunes sont d’emblée pointés du stylo. Pour eux dont les doigts, la voix, sont devenus commandes numériques, l’écriture manuelle n’est plus qu’attendrissant vestige d’une époque révolue. Dans les chambres d’enfants, l’on ne piétine plus ni crayons, ni feutres, ni pastels. Les petits carnets, les journaux intimes se font plus rares dans les grottes adolescentes. « Mon neveu de 16 ans ne sait pas envoyer une lettre. Où noter l’adresse sur l’enveloppe, où coller le timbre ? Lors d’une commande sur Internet, il a indiqué son mail comme adresse de livraison », s’affole ­Vanessa Mahabo, 30 ans, auteure du blog « N’oublie pas d’écrire », qui tisse des correspondances entre particuliers.

L’école, dernier bastion

L’école, le collège, le lycée constituent pourtant l’ultime bastion de l’écriture manuscrite. Les enfants et les ados sont « les derniers des Mohicans, tout cela grâce aux profs, qui n’écrivent plus que sur les copies et éventuellement sur une liste de courses », ironise Mara Goyet, professeure d’histoire au collège, écrivaine et blogueuse« Même s’ils sont plus lents qu’avant, les collégiens écrivent toujours beaucoup. » Ils y sont ­entraînés dès la moyenne section de maternelle, puis s’initient, en cours préparatoire, aux joies alambiquées des majuscules à l’ancienne.
Car, au pays des moines copistes et de la littérature, l’école a pour mission d’entretenir la tradition calligraphique. Le culte, même, voué à l’écriture, cursive de préférence (« en attaché », disent les petits). En témoignent le choix cornélien et solennel effectué par l’éducation nationale, en 2013, après concours de graphistes, de deux nouveaux modèles d’« écriture cursive recommandée » ; la quinzaine de nouvelles enseignes de ­papeterie haut de gamme apparues en une décennie (Papier tigre, Papier merveille, Le papier fait de la résistance…) ; ou encore l’opération « Paris’écrit », en mai, dans la capitale, incitant les promeneurs à renouer avec les effusions sur carte postale.
« Nous avons un attachement affectif à l’écriture manuscrite, à laquelle nous avons été formés enfants, et qui suscite les mêmes crispations que l’orthographe, observe le docteur en neurosciences Jean-Luc Velay. Et nous en rajoutons avec l’écriture cursive, qui s’était jadis imposée pour éviter de lever la plume et de faire des taches d’encre… » Selon lui, adopter la forme « script », semblable à celle des livres, comme l’ont fait Finlandais, Américains et Canadiens, et dont les « études ont montré qu’elle était aussi rapide, voire plus, à lisibilité comparable », n’aurait rien d’hérétique. D’autant que, dès la classe de 6e, tous les enfants concoctent leur propre cocktail cursif-script.
Pas question, en revanche, pour le chercheur, de renoncer totalement à écrire manuellement, à ce lien tissé ­entre main et cerveau, corps et esprit : « En traçant la lettre se crée une mémoire motrice dont on se sert ensuite pour identifier visuellement la lettre. Il existe une interaction très forte entre écriture et lecture. » Elaboration de la pensée, mémorisation, contrôle de la forme orthographique… Le bille l’emporte haut la main sur le clavier. Encore faut-il le manier avec dextérité.
« Je vois des “e” commencés par la droite, des “t” partant du bas, des stylos mal tenus, des mains qui souffrent » Delphine Guichard, enseignante de CM1-CM2
Le hic du Bic, c’est qu’écrire devient lent, fastidieux, douloureux, même, pour une part grandissante des élèves. Les graffitis continuent de ­couvrir les tables, les petits mots de ­circuler en douce, mais au moment de recopier un paragraphe, les « Stop, ­madame, stop ! » fusent dans la classe. « On râle quand on ouvre le cahier côté leçons. A 17 heures, on a mal au poignet », assurent Lilou et Myrtille, 12 ans et 13 ans, pourtant brillantes collégiennes du Lot-et-Garonne.
« Je vois des “e” commencés par la droite, des “t” partant du bas, des stylos mal tenus, des mains qui souffrent, des ­cahiers pas jolis », s’inquiète Delphine Guichard, enseignante de CM1-CM2 en Loir-et-Cher et auteure du blog « Charivari ». Au collège, la graphie mal maîtrisée et son corollaire, les écrits illisibles, se répandent, note le dernier rapport de l’académie de Créteil sur l’éducation prioritaire. « Cela a empiré depuis mes débuts, en 1992. Les élèves ont des écritures perturbantes pour le lecteur, pensent qu’il est normal de souffrir, et sont si lents pour prendre des notes que, même en terminale, je dois parler à un rythme de dictée », regrette Nicolas Lakshmanan, professeur de lettres au lycée de Sotteville-lès-Rouen (Seine-Maritime).

Cours de rééducation en écriture

Pour Laurence Pierson, d’évidence s’opère « une prise de conscience que l’écriture manuscrite est au cœur du problème scolaire ». Regard clair sous une chevelure bouclée, l’ex-institutrice de Ménilmontant, reconvertie en graphopédagogue, dispense des cours particuliers de rééducation en écriture, dans le 19arrondissement parisien. « Après Mai 68, l’écriture a été réduite à la science des ânes, aux lignes, aux brimades, à la copie des leçons de morale, rappelle-t-elle. Il fallait être créatif ! Le temps consacré à l’apprentissage de l’écriture s’est ­réduit comme peau de chagrin, pour ne plus dépasser deux heures par semaine. »
Moins d’entraînement, et l’automatisation du geste n’est plus parfaite, ce qui affecte orthographe et grammaire. « Comme dans la conduite auto, si l’on ­réfléchit en passant les vitesses, on n’est ­jamais à l’aise sur la route », décrit-elle, avant d’incriminer « les photocopies, les exercices à trous, les parents qui, n’écrivant plus, rendent cette activité moins désirable pour l’enfant ». Et surtout la très faible, voire l’inexistante, formation des enseignants en la matière (scripturale). « Nous arrivons à la troisième ­génération de professeurs non formés au geste d’écriture. Eux-mêmes n’ayant pas appris, ils ne peuvent pas transmettre. »
Sa collègue de cabinet (Ecriture Paris), Isabelle Freitas, toujours institutrice en maternelle, observe « au fil des années, des enfants qui ont plus de mal à utiliser leurs mains, des doigts insuffisamment musclés, des pouces qui ne peuvent pas faire la pince, par habitude de balayer l’écran… » Dans les familles, surtout populaires,les coloriages, dessins, découpages et autres pâtes à modeler ont été remplacés par des jeux à pixels. Comme ceux des orthophonistes dans les années 1960, les cabinets de graphothérapeutes (ou de psychomotriciens spécialisés) fleurissent donc partout en France « prospérant sur le déficit de l’éducation nationale », déplore Mme Pierson. « Parmi les enfants que nous recevons, 80 % n’ont aucun problème physique, neurologique, cognitif. Ils n’ont juste pas reçu de cours adaptés. »
Les adultes aussi réclament de l’aide : des enseignants payant de leur poche pour améliorer leur graphie et ­savoir dispenser les bons conseils, des cadres handicapés de l’écriture après des décennies de clavier, qui souhaitent passer un concours ou adresser des vœux manuscrits aux clients… Car, contrairement au vélo, la danse des doigts s’oublie. Cette « activité sensorimotrice très fine demande un entretien, assure M. Velay, sinon notre cerveau perd une plasticité, et elle devient plus difficile ».

Limiter l’usage du clavier

Les professeurs de l’université anglaise de Cambridge se sont plaints, en 2017, de copies tellement illisibles que leurs auteurs devaient être convoqués pour en dévoiler le contenu. Certains de leurs consœurs et confrères français, lassés de faire cours devant des dos d’ordinateurs, dans un cliquetis de claviers, puis de devoir déchiffrer des hiéroglyphes, se rebellent, limitant l’usage, interdisant même ces « armes de distraction massive », selon les termes d’Olivier Esteves, professeur d’anglais à l’université de Lille.
Passer la tête dans un amphithéâtre revient à pénétrer une forêt d’ordinateurs. Victor, 24 ans, tout juste sorti de Sciences Po Paris, s’est offert une rééducation avant de passer, et de réussir, un ­concours de la haute fonction publique. « J’écrivais mal, trop petit, je peinais à relire mes propres brouillons. Dès le premier jour de mes études supérieures, j’ai pris tous mes cours sur ordi. Au bout d’une heure trente, en amphi, tout le monde est sur les réseaux sociaux, dans ses mails ou à avancer sur une autre matière… Du coup, mon écriture a empiré. » Or pour les examens, il lui fallait renouer avec l’encre. « Discriminatoire ! », à l’en croire.
« L’ordinateur libère aussi certains élèves, capables d’un coup de choses étonnantes, de trouvailles graphiques » Françoise Cahen, prof de lettres au lycée d’Alfortville
L’usage des ordinateurs et tablettes lors des examens ne semble pas à l’ordre du jour, ni du lendemain, dans l’enseignement supérieur – hormis en médecine et au sein de quelques business schools. Prendre des notes à l’ancienne est un gage de réussite, ont prouvé des travaux, notamment américains, qui ne s’arrêtent pas à l’argument de la concentration : puisque écrire à la main coûte, l’étudiant synthétise davantage le propos, opère une première « digestion » qui facilite ses révisions.
Des enseignants de cours moyen, de collège, de lycée, attachés au stylo-plume comme à leur premier 20 sur 20, en viennent pourtant à s’interroger. « Sans abandonner l’écriture à la main, l’école n’aurait-elle pas un pas à faire du côté de l’écriture numérique, qui est tellement demandée dans la vie courante ? » La question taraude Françoise Cahen, prof de lettres au lycée d’Alfortville (Val-de-Marne) et formatrice académique. Elle est la première à plonger ses élèves dans les brouillons d’écrivains, à les faire rédiger sur support papier.« Mais l’ordinateur, constate-t-elle, libère aussi certains, capables d’un coup de choses étonnantes, de trouvailles graphiques, et même de lire le livre sur ­lequel on travaille, si le devoir est demandé sous cette forme ! »

Le stylet, avenir de l’écriture manuscrite ?

Pourquoi inculquer exclusivement un mode d’expression tombé en quasi-désuétude chez les adultes ? D’autant que, contrairement aux idées reçues, les adolescents ne brillent pas par leur dextérité au clavier. « Il faut poser la question de l’apprentissage de l’écriture dactylographique au collège, insiste M. Velay, tout en continuant à enseigner l’écriture manuscrite. » Histoire de se souvenir de l’usage du crayon si l’électricité venait à manquer. De savoir toujours lire les documents rédigés manuellement, ou manier le stylet sur tablette, qui convertit toute graphie en document numérique.
« Je crains que, sans le stylet, l’écriture manuscrite, cet acquis de l’espèce humaine, ne disparaisse en deux générations. Puis peut-être l’écriture tout court, avec la reconnaissance automatique de la parole, alerte le chercheur, redoutant une telle perte cognitive. Regardez comme les jeunes dictent de plus en plus leurs SMS… » Et l’écriture, donc la lecture, d’être un jour réservée à une élite.

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