L’héroïne du roman de l’écrivaine américaine fait une cure de somnifères et d’anxiolytiques. Pour disparaître à elle-même ? Electrisant.
« Mon année de repos et de détente » (My Year of Rest and Relaxation), d’Ottessa Moshfegh, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Clément Baude, Fayard, 302 p.
L’héroïne de Mon année de repos et de détente, d’Ottessa Moshfegh, a tout pour elle : jeune, blonde, mince, diplômée de Columbia et riche héritière, elle mène une existence oisive dans un luxueux appartement new-yorkais. C’est dans ce cadre doré qu’elle a un jour décidé de sortir du système, de la manière la plus discrète et socialement acceptable qui soit : en ingérant, chaque jour, un insensé cocktail de somnifères et d’anxiolytiques prescrits, en toute légalité bien sûr, par une psychiatre complaisante. La litanie des noms de médicaments et de molécules, égrenée page après page, compose une complainte lancinante de la vie moderne, et une étrange poésie émerge de l’onomastique hypocrite de l’industrie pharmaceutique. Dans cet espace de liberté morbide agencé par les doses croissantes de substances qui intercalent un filtre toujours plus opaque entre elles et la réalité, l’héroïne élabore ses journées, et Moshfegh son récit, à une cadence bizarrement répétitive dont la monotonie finit par devenir envoûtante.
Car, en surface, il ne se passe rien, ou si peu. Et pour cause : le dessein de la jeune femme est d’effacer autant que possible de son existence la moindre aspérité, de transformer le tissu de son quotidien en une ouate cotonneuse d’où plus rien ne l’atteindra. Ses journées consistent à partir en quête de médicaments, à s’étourdir à coups de nanars hollywoodiens engloutis avec la même voracité morose que les pilules, à « regarder le ciel s’assombrir », à avaler des glaces, à s’endormir et à se réveiller sur des canapés.
Psychiatre incompétente
Seules balises dans cette torpeur médicamenteuse, des personnages récurrents qui traversent comme des songes la vie de l’héroïne et offrent à l’auteure la possibilité de montrer ses talents de satiriste ou d’humoriste. Il y a Reva, la meilleure amie, condensé de volontarisme désespéré à l’américaine, consumant son énergie, de salles de sport en spas luxueux, à essayer de « rentrer dans le moule ». Et puis le personnage le plus savoureux du roman, la désopilante Dr Tuttle, caricature de psychiatre incompétente et dangereuse qui, d’un rendez-vous à l’autre, oublie les événements fondamentaux de la vie de sa patiente et accepte, en toute candeur, d’augmenter ses prescriptions, en ponctuant celles-ci, dangereuses, de phrases absurdes (« “C’est un livre intéressant sur les opossums. Les animaux ont une telle sagesse.” Elle s’est interrompue : “J’espère que vous n’êtes pas végétarienne” »).
Peu a peu, un suspense diffus s’installe. Sous l’existence somnambulique de l’héroïne, la partie immergée de sa vie reste mystérieuse. Mais le récit déroule des souvenirs intimes dont l’accumulation finit par éclairer ce drôle de projet de disparition par ordonnances interposées. Comme son personnage, le roman de Moshfegh vaut autant par ce qu’il est que par ce qu’il parvient subtilement à éviter d’être. Ce n’est pas un livre sur l’addiction – la protagoniste ne perd jamais le contrôle et cette lente intoxication est intentionnelle, planifiée avec la froide méticulosité d’un stratège. Mais peut-être une réécriture corrosive des manuels de développement personnel, un ironique pied de nez à la psychiatrie et aux diverses méthodes inventées par les Occidentaux pour évacuer leur mal-être. Un anti-détox en somme. Un contre-Rehab.
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