Des femmes de chambre manifestent pour leurs droits à Suresnes, en 2013. Photo Nadège Abadie
Au XXIe siècle, la figure masculine de l’ouvrier est une femme, travailleuse domestique appartenant bien souvent à des minorités racisées, en lutte contre la discrimination légale permise par une convention collective abusive et injuste.
Tribune. Au cinéma, dans les romans, dans les séries, les domestiques sont de retour, qu’ils et elles soient glamour ou dangereux·euses, accessoires d’aristocrates dont le mode de vie inspire aujourd’hui la classe globale des privilégiés (Downton Abbey) ou subalternes que l’humiliation pousse au crime (de Chanson douce de Leïla Slimani à Parasite de Bong Joon-Ho). La fiction est alors la chambre d’écho de l’âge néolibéral des domesticités que, depuis la fin du XXe siècle, des sociologues féministes analysent, repérant notamment à l’échelle mondiale l’émergence d’une «nouvelle classe servile» (1). Certes les domestiques n’ont jamais disparu. Mais le prisme d’une lutte des classes incarnée par la figure masculine de l’ouvrier avait relégué celle, féminine, de la servante à un stade préindustriel et prédémocratique des sociétés - du côté de ce que l’on appelait «le Sud». Les relocalisations, la précarisation du salariat et la monétarisation des rapports sociaux semblent avoir rapproché bien des travailleurs et des travailleuses ordinaires de la condition jugée naguère archaïque des domestiques. Jour après jour, Uber et Deliveroo démontrent la porosité de la frontière entre service et servitude. Lorsque les sociologues évoquent cette nouvelle classe servile, elles désignent un grand marché global du travail domestique, qui incite les femmes de pays ou de régions pauvres à migrer, pour servir, au Nord comme au Sud, des familles aisées.
Dans des contextes nationaux très différents, leurs situations présentent néanmoins des similarités : isolées dans le travail, vulnérables économiquement et sexuellement, elles sont souvent victimes de discriminations raciales et presque toujours aux marges du droit. Il faut ainsi se défaire de l’idée que, dans les riches démocraties néolibérales, le droit protégerait les domestiques des abus. Pour ne parler que de la France, un droit du travail exorbitant s’applique aux employé·e·s de maison, puisqu’une convention collective autorise à les rémunérer en dessous du smic, que la durée du travail hebdomadaire est fixée à quarante heures et que l’inspection du travail ne peut pénétrer au domicile des patrons sans l’autorisation de ces derniers. Mes recherches récentes montrent que nombre de «particuliers employeurs» pensent que le droit du travail ne s’applique pas aux personnes en situation irrégulière et que celles-ci ne peuvent agir en justice. Indice supplémentaire de leur invisibilisation, la France n’a pas ratifié la convention 189 de l’Organisation internationale du travail, en vigueur depuis 2013, qui vise à garantir un travail décent pour les travailleurs et travailleuses domestiques. Ainsi, on comprend bien que la «servilité» des travailleuses domestiques ne dit rien de qui elles sont mais plutôt de ce que l’on exige d’elles, et s’inscrit dans une division du travail complexe. En effet, si elles sont majoritairement des femmes, elles appartiennent également souvent à des minorités racisées. Or, parler de «nouvelle classe servile»esquisse une alternative car si la servilité souligne la résignation, la classe indique la capacité à défendre des intérêts collectifs. C’est faire l’hypothèse que les domestiques, dispersées dans les interstices de la globalisation et subordonnées à différentes logiques d’oppression, déploient des stratégies pour défendre leurs droits et améliorer leur situation.
Cette ouverture déplace le regard vers ce que l’on n’a pas su ou voulu voir, pour sortir du cliché réversible de la domestique «membre de la famille» ou «meurtrière». Un champ de recherche se dessine pour retracer l’histoire non dite et saisir les résistances, les réseaux d’entraide informels et les syndicats grassroots. Et cela ne peut se faire sans les travailleuses : la connaissance de leurs luttes implique la reconnaissance de leurs points de vue.
Dans un livre passionnant (2), l’historienne états-unienne Premilla Nadasen retrace, à partir d’archives intimes, les mouvements de contestation de domestiques afro-américaines, des années des années 50 aux années 70. Elle décrit leurs stratégies pionnières de «guérilla» qui inspirent aujourd’hui les domestiques globales pour lutter à la fois contre la discrimination légale et contre les puissants syndicats ouvriers. En France, depuis dix ans, j’ai répertorié une quinzaine de syndicats autonomes fondés par des employées familiales, toutes nées à l’étranger. Ces militantes rencontrent de nombreux obstacles, notamment parce que leurs droits syndicaux ne sont pas protégés, mais aussi parce que, pour ces travailleuses, le recours au syndicat est presque toujours synonyme de licenciement, ce qui décourage l’action collective. Rarement racontées où qu’elles s’organisent, ces luttes permettent pourtant d’intégrer l’espace domestique à une réflexion sur la démocratie, au plus près des rapports de genre, de classe et de race.
(1) Expression de Danièle Kergoat dans Femmes, genre et sociétés : l’état des savoirs (sous la direction de Margaret Maruani, La Découverte, 2005).
(2) Household Workers Unite: The Untold Story of African American Women who Built a Movement, Beacon Press, 2015.
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