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mercredi 28 août 2019

Epilation, corps sous contrainte

Par Miléna Younès-Linhart, Doctorante en études de genre et en sociologie au Laboratoire d'études de genre et de sexualité (LEGS) à l'université Paris VIII — 
«Les femmes en viennent à organiser leur vie et leurs postures physiques autour de la dépilation, ne pouvant montrer leurs poils ni publiquement ni dans leur vie intime», explique la sociologue Miléna Younès-Linhart.
«Les femmes en viennent à organiser leur vie et leurs postures physiques autour de la dépilation, ne pouvant montrer leurs poils ni publiquement ni dans leur vie intime», explique la sociologue Miléna Younès-Linhart. Photo William West. AFP

Les injonctions à la dépilation sont un des plus puissants outils de contrôle du corps des femmes.

Tribune. «La première fois que je me suis épilée, j’ai pris l’épilateur de ma mère, j’étais sur le carrelage blanc de la salle de bain. Je m’arrêtais toutes les trente secondes parce que ça fait trop mal ce truc. Ça a duré des heures… et t’intériorises ça comme étant une situation normale, pas étonnant que t’aies une si faible estime de toi après.» (1)

Pourquoi les femmes se dépilent (2) de manière quasi généralisée dans notre société, et ce malgré le caractère à la fois douloureux, chronophage et coûteux de cette pratique ? Les injonctions débutent dès l’enfance, et d’abord dans la famille. Les normes dépilatoires que transmettent les mères contribuent à un contrôle de la sexualité des jeunes filles de deux façons : d’un côté, pour contrôler le moment d’entrée dans la sexualité, en interdisant aux jeunes filles de se dépiler avant un certain âge.
D’autre part, une fois l’âge d’entrée dans la sexualité atteint, les filles doivent se dépiler pour que leur corps soit conforme à la norme de séduction et à la sexualité hétérosexuelle. L’intériorisation de la pratique passe par un apprentissage du contrôle de la douleur : «Je pensais que j’étais nulle de pas être assez endurante à la douleur parce que ma mère me disait : "Mais non ça fait pas mal."»La socialisation à la dépilation passe ensuite par les pairs, dès l’école primaire et ce jusqu’à l’âge adulte. «J’ai entendu des garçons se moquer des filles en disant qu’elles ne se rasaient pas [le sexe, ndlr]. Et à ce moment je me suis dit : donc il faut le faire ! Après j’ai demandé à ma mère : "Est-ce que je peux me raser ?" J’ai pas dit où, mais elle m’a dit non. […] Elle veut pas. Elle dit que je suis trop petite. Je le fais quand même, mais je lui dis pas. Quand je le fais, je la laisse pas rester dans la salle de bain, je dis que je fais autre chose.» (3) Les insultes sur la pilosité et sur l’absence de pratiques dépilatoires des jeunes filles participent d’un contrôle du genre et de la sexualité. «T’as une moustache de garçon !», «t’as les bras vraiment poilus pour une fille» (4) ; en particulier, elle permet aux garçons d’installer leur position de pouvoir. Certaines enquêtées expliquent même avoir été harcelées pendant leur scolarité par le biais des poils. «Mon surnom, c’était King Kong.» En outre, les insultes peuvent prendre la forme d’agressions verbales sexistes et racistes, lorsque la pilosité ne paraît pas conforme à la norme blanche de la pilosité. Les injonctions par les pairs à la dépilation participent donc de l’intériorisation de ce à quoi doit ressembler un corps de jeune fille dans une société où la norme hétérosexuelle et le racisme sont imbriqués.
Les violences verbales vécues dans la jeunesse jouent ainsi un rôle important dans cette socialisation. Les poils deviennent pour les femmes la marque de ce sexisme ou racisme vécus dans la jeunesse. Cette marque de domination ainsi que la peur de revivre les insultes confère ensuite aux poils un aspect dégoûtant et humiliant. S’engage alors une obsession de la dépilation pour retirer cette marque. «C’était une bataille permanente contre les poils. J’étais très poilue, du coup je m’épilais, du coup ça faisait des poils incarnés, du coup je passais mon temps à me défoncer la peau, à me faire des gommages.»Les femmes en viennent à organiser leur vie mais aussi leurs postures physiques autour de la dépilation, ne pouvant montrer leurs poils ni publiquement ni dans leur vie intime. C’est là toute la force de l’intériorisation, par laquelle les systèmes de domination, pour se perpétuer, peuvent produire un autocontrôle du corps. Au sein des couples hétérosexuels, les injonctions à la dépilation de la part du partenaire ont pour effet d’instaurer son pouvoir ; elles participent en effet de la construction des modalités de la sexualité, dans laquelle les femmes sont supposées être désirables plutôt que désirantes, et donc vulnérables. Même lorsqu’elles s’épilent le sexe à la demande du partenaire, il arrive que celui-ci, par des remarques, humilie sa partenaire : «Le mec qui m’avait fait "oula, bah bravo l’épilation" de façon un peu ironique, il se foutait un peu de ma gueule.» Parfois même, des violences verbales sous forme d’injonctions à la dépilation viennent appuyer des violences sexuelles - manifestations extrêmes de prise de pouvoir et d’appropriation du corps des femmes -, participant ainsi du maintien de la domination masculine.
Mais les femmes ne se contentent pas de subir la norme dépilatoire, et utilisent l’outil social qu’est la dépilation pour tenter de renverser des rapports de pouvoir. «[Les garçons de ma classe] peuvent parler des heures de ma moustache : je m’en fous !» m’explique une lycéenne dont la mère lui a interdit de s’épiler les sourcils. Face à des injonctions contradictoires, elle utilise l’injonction maternelle pour résister à une injonction à s’épiler de camarades de classe et montrer qu’elle ne se soumet pas à leur point de vue sur son corps.
D’autres s’épilent les sourcils en classe pour remettre en question la position de pouvoir d’un professeur, si elles la trouvent illégitime. D’autres encore vont faire valoir leurs connaissances dans les techniques dépilatoires dans leur groupe amical. Ainsi, la dépilation fonctionne comme un outil de contrôle du genre et de la sexualité des femmes. Mais c’est aussi un outil dont peuvent s’emparer les femmes pour tenter de résister aux rapports de domination. Certaines féministes, qui politisent par leur féminisme leur expérience personnelle de la domination, entreprennent d’arrêter de se dépiler dans une démarche de résistance à la domination. Une sociabilité féministe, et en particulier avoir pour partenaires intimes des personnes féministes, sont les conditions de possibilité de cette non-dépilation. Mais elle n’est jamais stabilisée, car montrer ses poils dans un lieu public, c’est s’exposer à des remarques ou à des agressions.
Le contexte et la position sociale jouent également un rôle important. Dans une position subordonnée au travail par exemple, il est compliqué de révéler ses poils, tandis qu’occuper une position de pouvoir le rend possible. De plus, il est difficile de se défaire de la socialisation. Là encore, la logique raciale redouble la difficulté : pour certaines femmes racisées qui ont vécu des discriminations par les injonctions à la dépilation, il est encore plus difficile d’arrêter de se dépiler, les poils étant devenus une marque du racisme. Etre féministe antiraciste semble donc être une condition de possibilité de la non-dépilation, car cela permet de penser une critique des systèmes de domination dont la dépilation est un outil social. Ainsi, plus la socialisation à la dépilation a été violente et plus elle a fonctionné comme l’outil de multiples rapports de dominations, plus il est dur d’arrêter, et en même temps, plus il est subjectivement et politiquement nécessaire, pour elles, d’arrêter.
(1) Extrait d’entretien avec une femme de 30 ans, féministe. (2) Dépilation : action d’enlever les poils en les épilant ou les rasant. (3) Extrait d’entretien avec une lycéenne de 15 ans. (4) Idem.

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