« Inventeur européen 2019 », l’immunologiste Jérôme Galon a été primé pour avoir développé un test mesurant les défenses immunitaires du patient face au cancer. Il évoque la mise au point de cet « immunoscore » et ses développements.
Immunologiste à l’Inserm, Jérôme Galon a remporté, en juin, le Prix de l’inventeur européen 2019. Décerné par l’Office européen des brevets (OEB), ce prix récompense le développement d’un test, l’Immunoscore, qui permet de prédire les risques de récidive de certains cancers. Son principe : il dénombre les cellules immunitaires présentes au sein de la tumeur primitive, évaluant ainsi la capacité de « l’armée de l’immunité » à bloquer l’avance ennemie. Distribué et utilisé dans vingt-cinq pays, ce score aide les médecins à mesurer la gravité du cancer et à proposer des traitements mieux adaptés.
Directeur du laboratoire Immunologie et cancérologie intégratives au Centre de recherche des Cordeliers, à Paris, Jérôme Galon a cofondé, en 2014, une start-up, HalioDx, qui octroie une licence aux quinze brevets européens détenus par l’Inserm sur ce test. Cette société emploie aujourd’hui 160 personnes.Selon le président de l’OEB, Antonio Campinos, « l’invention de Jérôme Galon [a permis]une révision de la classification des cancers, et cela pourrait déboucher sur l’élaboration de nouveaux traitements ».
En quoi consiste votre Immunoscore ?
Il s’agit d’un test de diagnostic in vitro, réalisé sur un petit échantillon (biopsie ou pièce chirurgicale) provenant de la tumeur primitive d’un patient. Des coupes de cet échantillon sont scannées, puis transformées en images numériques. Un logiciel dénombre sur ces coupes les cellules immunitaires – les lymphocytes T cytotoxiques, chargés de détruire les cellules cancéreuses. Plus ces cellules immunitaires sont nombreuses, meilleures sont les chances de survie du patient. Un algorithme calcule donc l’« immunoscore » du patient en fonction de la concentration et de la localisation de ces cellules dans la tumeur.
Comment l’aventure a-t-elle débuté ?
En 2000, je revenais des Etats-Unis, où j’avais effectué un stage postdoctoral aux National Institutes of Health – après une formation d’immunologiste à l’Institut Pasteur et à l’Institut Curie à Paris. Durant ce séjour, j’avais participé à la découverte de la mutation d’un gène impliqué dans une maladie auto-inflammatoire rare. Ce travail m’avait amené à utiliser des techniques d’analyse de l’expression du génome, couplées à la bio-informatique. Quand j’ai été recruté à l’Inserm, en 2000, j’ai voulu les appliquer à l’étude d’une maladie complexe très répandue : les cancers. C’était l’époque la plus noire de l’immuno-cancérologie. En 2000, Robert Weinberg a publié un état de l’art des connaissances sur le cancer.Stupeur : il n’y avait pas un mot sur le système immunitaire !
Comment expliquer ce désintérêt ?
A part les immunologistes, personne ne croyait, au début des années 2000, que les failles du système immunitaire favorisaient les cancers ; ou que sa stimulation serait bénéfique. Il faut dire qu’à la fin des années 1980 les premières tentatives de vaccins anticancers se sont soldées par des échecs, tout comme les essais de stimulation du système immunitaire par des cytokines. En 2000, tout le monde m’a traité de fou. Il m’a fallu tout construire. J’ai pris contact avec un réseau de cliniciens oncologues. Nous avons constitué des cohortes de patients. Et j’ai mis en place une équipe de bio-informatique, ici, aux Cordeliers.
Quels ont été vos premiers résultats ?
En 2005, nous avons publié dans le New England Journal of Medicine un travailmontrant, à la surprise générale, l’impact du système immunitaire sur le devenir de patients atteints de cancer colorectal. Sur une cohorte de 959 patients opérés à l’hôpital européen Georges-Pompidou [AP-HP, Paris], avec mon collègue, le professeur Franck Pagès, nous avons caractérisé les cellules immunitaires présentes dans les tumeurs. Nous nous sommes focalisés sur deux types de cellules de « l’immunité adaptative » [dotées d’une mémoire des antigènes rencontrés] : les lymphocytes T auxiliaires et cytotoxiques. Chez ces patients, la présence de ces cellules, dans la tumeur, était associée à une absence de signes précoces de métastases. A l’inverse, un système immunitaire « à plat » était associé à des mécanismes d’échappement tumoral.
Un an plus tard, vous publiez dans « Science » un travail assez révolutionnaire…
Sur une cohorte française de 599 patients atteints de cancer colorectal, nous avons montré que non seulement ces cellules immunitaires sont essentielles pour la survie des patients, mais que leur pouvoir pronostique surpasse celui de tous les autres paramètres cliniques. Ce critère immunologique fait mieux que la classification internationale TNM d’évaluation du stade d’un cancer ! La lettre T renvoie à la taille de la tumeur ; N [node] indique si des ganglions lymphatiques sont ou non envahis ; M signale la présence ou non de métastases. Par une analyse multivariée, nous avons montré que tous les paramètres de la classification TNM dépendent de ce score d’immunité. Ainsi, la progression du cancer colorectal semble dépendre de la réaction immunitaire dans la tumeur du patient.
Comment ce résultat a-t-il été perçu ?
A l’époque, il n’était pas encore question d’immunothérapie des cancers. J’ai été invité à de nombreuses conférences. Les immunologistes étaient enthousiastes. Mais, pour les oncologues, ces données n’avaient aucune retombée médicale. Quant aux anatomopathologistes, ils étaient circonspects : pour eux, le système immunitaire n’était qu’un « contaminant » ! Seule comptait la cellule tumorale : sa morphologie, sa différenciation, ses mutations, son instabilité chromosomique…
De notre côté, nous avons continué à valider ce score dans d’autres cohortes. En 2009, nous avons montré dans le Journal of Clinical Oncology que ce score(qui ne s’appelait pas encore Immunoscore) restait très performant à des stades de cancer colorectal très précoces.
En 2011, un éditorial dans le même journal a semblé provocateur. Son titre reprenait le sigle TNM, mais le T renvoyait aux « lymphocytes T » et le M aux « cellules T mémoire ». Avec ce score immunitaire, la classification des patients était plus performante qu’avec la classification standard utilisée jusqu’ici.
En 2010, autre révolution : l’arrivée des immunothérapies…
Leur principe : ces lymphocytes T essentiels mais « endormis » sont réactivés pour qu’ils éliminent les cellules tumorales. Comment ? A l’aide de molécules qui lèvent des freins. En 2010, la première immunothérapie – un « anti-CTLA4 » – arrive contre le mélanome. Mais l’écho reste discret. Les oncologues minimisent : « Le mélanome, c’est un cancer d’immunologistes. » Il faut attendre la survenue d’une autre immunothérapie – un « anti-PD1 » – contre certains cancers du poumon, en 2013. Et là, tout bascule. Avec ces immunothérapies, les profils de réponses diffèrent radicalement des profils traditionnels : une petite fraction seulement des patients répondent, mais leurs réponses sont très prolongées, avec des survies sur plusieurs années. Tandis qu’avec les chimiothérapies classiques ou les « thérapies ciblées » [qui neutralisent l’effet d’un défaut génétique précis, dans les cellules tumorales], une grande proportion de patients répondent, mais sur de très courtes durées : quelques semaines à quelques mois. Après quoi, la tumeur repart.
Ces immunothérapies arrivent, alors même que vous révélez l’importance de l’immunité naturelle des patients. Ces deux pistes entrent-elles en résonance ?
A l’époque, les recherches sont menées en parallèle. Mais, en 2012, la Société américaine d’immunothérapie des cancers organise une réunion internationale. Pour nous, l’occasion rêvée de lancer un consortium mondial. Notre Immunoscore a ainsi été validé, dans le cancer colorectal, sur plus de 3 800 patients à travers le monde – Japon, Inde, Chine, Etats-Unis, Canada et Europe. Le résultat a été publié dans The Lancet, en 2018. Aucune Big Pharma, aucune société de diagnostic n’a financé ce travail, réalisé sur la seule base des fonds propres des laboratoires académiques. Toutes les données avaient été envoyées au laboratoire de statistiques de la Mayo Clinic [Rochester, Minnesota], qui a établi la haute significativité de l’Immunoscore sur le pronostic du patient.
Ce score positionne les patients comme étant à bas, à moyen ou à haut risque, selon un critère radicalement nouveau. Prenons, par exemple, un patient qui présente une petite tumeur sans métastase ganglionnaire. Il était jusqu’ici considéré comme étant « à bas risque ». Parfois à tort : si son Immunoscore est faible [pas ou peu de lymphocytes T infiltrant la tumeur], il est, en réalité, à haut risque – avec une survie parfois limitée à deux ans ! A l’inverse, un patient peut présenter une grosse tumeur, mais si celle-ci est bourrée de lymphocytes T [Immunoscore élevé], il ne récidivera pas pendant dix ans après l’exérèse chirurgicale.
Quelles sont les retombées thérapeutiques ?
L’Immunoscore est essentiel pour guider les traitements. Nous venons de montrer [les résultats seront bientôt publiés] que l’Immunoscore permet de prédire la réponse à une chimiothérapie classique. Pourquoi ? D’abord, la chimiothérapie tue les cellules tumorales. Mais elle tue aussi toutes les cellules qui prolifèrent, y compris les cellules immunitaires : d’où une immunosuppression – un effet indésirable. Ensuite, en tuant les cellules tumorales, la chimiothérapie libère un cocktail de signaux de stress que le système immunitaire perçoit, ce qui le réactive. Pour qu’une chimiothérapie soit efficace, il faut donc que le patient ait une immunité plutôt forte : son système immunitaire viendra parachever l’œuvre de ce traitement.
Les immunothérapies, maintenant. Toutes les immunothérapies efficaces et approuvées ciblent les lymphocytes T. En toute logique, des chercheurs ont montré que la densité de lymphocytes T cytotoxiques dans la tumeur permet de prédire la réponse aux immunothérapies. Ce que nous venons de confirmer avec l’Immunoscore dans les cancers du poumon [résultats non encore publiés].
Mais que faire si ce score est faible, dès le départ ?
S’il n’est pas nul, ce n’est pas perdu ! Sans doute faudra-t-il combiner plusieurs immunothérapies pour relancer le système immunitaire. Avec un Immunoscore nul [aucune cellule immunitaire dans la tumeur], les patients restent difficiles à traiter. Ils ne répondront pas à la chimiothérapie. Des essais sont en cours pour évaluer l’effet d’un traitement par un virus oncolytique [qui infecte et tue les cellules cancéreuses], couplé à une immunothérapie : le but est de réactiver le système immunitaire. Une des leçons à tirer, c’est qu’en matière de prévention il est bon d’activer tous les leviers qui renforcent nos défenses immunitaires. Le sport en est un…
Vous avez aussi exploré le rôle de l’immunité dans l’évolution darwinienne des cancers…
Chez 132 patients, nous avons remonté le fil de l’évolution génétique des cellules tumorales. Nous avons eu accès à toutes leurs tumeurs et métastases opérées, grâce à une collaboration avec des chirurgiens belges. Nous avons découvert l’existence d’un mécanisme de sélection darwinienne des clones tumoraux, sous l’effet d’une pression de sélection exercée par les cellules immunitaires. Les cellules tumorales sont le siège de deux types de mutations : des mutations drivers, qui accélèrent la progression des clones tumoraux en leur conférant un avantage sélectif. Et des mutations passengers, sans effet direct sur l’expansion des clones tumoraux. Elles n’en sont pas moins très importantes : elles peuvent induire une défense immunitaire en produisant un signal reconnu par les cellules de l’immunité. Ce travail a été publié dans la revue Cell en 2018.
Le 26 juin, vous avez publié dans « Nature » un travail étonnant : avant même qu’un cancer ne survienne, il serait possible d’agir sur le système immunitaire…
Nous avons eu accès à 122 biopsies de poumon, issues de soixante-dix-neuf fumeurs à haut risque de cancer. Ce matériel nous a permis d’analyser l’environnement immunitaire à tous les stades des lésions pulmonaires, depuis les stades précancéreux très précoces jusqu’au stade de cancer avéré. Résultat : bien avant le stade de cancer, une bonne immunité adaptative est déjà présente. Revers de la médaille : très tôt aussi, des mécanismes d’inhibition de cette défense immunitaire se mettent en place.
Ainsi, dès le stade de la « dysplasie de bas grade », soit à un stade extrêmement précoce (les cellules présentent seulement quelques anomalies morphologiques, des défauts de réparation de l’ADN et une capacité accrue à se diviser), nous observons une activation des cellules immunitaires locales et l’arrivée de lymphocytes T « naïfs », pas encore éduqués à détruire les cellules anormales. Ensuite, au stade « dysplasie de haut grade » (avec des anomalies morphologiques et moléculaires plus conséquentes), nous constatons un recrutement massif de l’immunité innée et adaptative : des lymphocytes B et T, spécifiques des cellules anormales, sont présents, et une réponse mémoire se développe. Malheureusement, cette activation s’accompagne déjà de l’apparition de molécules immunosuppressives (les fameux « checkpoints » que les immunothérapies s’efforcent de neutraliser : CTLA4, PD1 ou PD-L1). Autrement dit, l’efficacité du système immunitaire est déjà réprimée avant même l’apparition du cancer.
Quelles sont les perspectives cliniques ?
On pourrait envisager d’utiliser de faibles doses d’immunothérapie à des stades précancéreux. Pour prévenir les cancers du poumon chez les gros fumeurs, par exemple. Ou bien les cancers du côlon à des stades de polypes. Certes, ces immunothérapies peuvent être très toxiques, à fortes doses. Mais des injections locales, à très petites doses, pourraient stimuler le système immunitaire. On le laisserait ensuite opérer, sur le front de la défense antitumorale.
Quid des futurs développements de ce test ?
L’Immunoscore a été approuvé par les instances réglementaires [notamment par l’Agence européenne des médicaments, en décembre 2017] dans les cancers colorectaux. Une étude est en cours pour le valider dans de nombreux autres cancers : poumon, vessie, tête et cou, estomac, foie, ovaire et sein. Par ailleurs, ce test est sans cesse amélioré. Ses dernières versions intègrent des logiciels d’apprentissage profond.
En pratique, ce test est utilisé dans vingt-cinq pays : Asie, Etats-Unis, Amérique centrale et du Sud, Moyen-Orient et Europe. Au Royaume-Uni, il est remboursé par des assurances privées. En France, depuis un an et demi, nous avons déposé une demande de remboursement auprès des instances réglementaires. Restera à introduire ce test dans les recommandations de classification des cancers…
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