Quand la cité Ida B. Wells a été inaugurée, dans les quartiers sud de Chicago, en 1941, les cuisines modernes et les pelouses vertes ont attiré plus de 1 500 familles noires qui cherchaient un endroit décent où s’installer. Mais au fil des décennies, ce grand ensemble est tombé en ruines : l’herbe s’est transformée en boue, et pour limiter la poussière et les frais d’entretien, la ville a bitumé de nombreux espaces verts, tuant ainsi les arbres. Dans les années 1980, les violences entre gangs et le trafic de drogue s’étaient généralisés dans ce quartier.
La disparition de la végétation pourrait avoir un lien avec ce déclin. En 2001, des chercheurs spécialistes de l’environnement à l’université de l’Illinois ont publié une étude marquante sur les taux de criminalité dans différents coins de la cité Ida B. Wells. En comparant des photos aériennes et des rapports de police, les chercheurs ont déterminé que pour les immeubles qui restaient entourés de beaucoup de feuillages, les dégradations matérielles étaient en moyenne 48 % moins nombreuses et les infractions avec violence étaient 56 % moins nombreuses, par rapport aux bâtiments où la végétation était plus dispersée.

Précisons que l’analyse ne prouve pas que les arbres sont à l’origine du phénomène. Depuis près de vingt ans, un corpus modeste mais de plus en plus riche conforte l’idée que les arbres atténuent la criminalité.
Les agents municipaux connaissent depuis longtemps les bienfaits de la végétation. Selon le Service des forêts des États-Unis, les arbres en milieu urbain permettent d’économiser de l’énergie, d’améliorer la qualité de l’air et de l’eau, de réduire les problèmes de ruissellement, de stocker le carbone et de doper la valeur des biens immobiliers.

Moins de troubles psychiatriques

En Californie, par exemple, les 173 millions d’arbres en zone urbaine fournissent chaque année des services environnementaux évalués à 8,3 milliards de dollars, selon une étude réalisée en 2017 par des chercheurs du Service des forêts et de l’université de Californie à Davis. Et d’après une vaste étude de 2019 menée auprès de 1 million de Danois, les enfants qui grandissent à proximité d’espaces verts risquent moins de souffrir de troubles psychiatriques plus tard dans la vie.
Mais au-delà de ça, certaines villes commencent à voir la végétation urbaine comme une façon d’améliorer la sécurité des habitants, notamment dans les quartiers populaires et délabrés. À Philadelphie, des chercheurs ont effectué en 2018 un essai randomisé en choisissant comme échantillon plus de 500 parcelles vides.
Un tiers était “propre et végétalisé” grâce à des arbres et des pelouses. Un tiers était uniquement propre (sans verdure) et le dernier tiers était laissé à l’abandon. Sur les parcelles ayant fait l’objet d’un entretien, les chercheurs ont observé une baisse statistiquement notable de la criminalité et des cambriolages au cours d’une période de trente-huit mois, dont une baisse de 29 % de la violence par arme à feu dans les quartiers où la population vit sous le seuil de pauvreté. Si on généralisait ce principe à l’ensemble de la ville, font valoir les auteurs, il pourrait en découler une diminution de 350 fusillades par an.
Des scientifiques ont relevé [dans une publication de 2017] une tendance comparable à Cincinnati, où l’agrile du frêne, un coléoptère envahissant, a contraint les autorités à arracher 646 frênes morts ou mourants entre 2007 et 2014. D’après les archives municipales, la disparition des arbres a été associée à une hausse du vandalisme, des agressions et des infractions avec violence.

L’hypothèse du “carreau cassé”

En quoi le feuillage peut-il avoir un effet dissuasif sur la délinquance ? Dans l’ensemble, le phénomène reste inexpliqué, mais les chercheurs avancent quelques pistes. Certains pensent que les arbres signalent un quartier bien entretenu, une théorie qui rejoint l’hypothèse dite du “carreau cassé”, laquelle sous-entend que le désordre invite à la criminalité (quoiqu’il n’existe pas de consensus scientifique sur ce point). D’autres affirment que les espaces verts créent une atmosphère engageante et donnent lieu à une surveillance plus informelle, les passants devenant alors “les yeux de la rue”. D’autres théories s’appuient sur l’effet apaisant de la végétation, qui n’est plus à prouver, ou sur l’idée que la verdure promeut la confiance au sein d’une communauté.
“C’est subliminal”, explique Geoffrey Donovan, économiste au Service des forêts, qui a participé en 2012 à une étude selon laquelle les arbres plantés dans la rue sont associés à une baisse de la criminalité dans les quartiers du sud-est de Portland, dans l’Oregon. (Les résultats étaient moins univoques pour les arbres des jardins privés.) “Ce n’est pas comme si une personne masquée s’approchant pour vous cambrioler voyait un arbre et se disait, ‘Oh non ! Un érable !’, et repartait en courant”, précise-t-il.
Même si le lien de cause à effet reste obscur, il est difficile de ne pas donner leur chance aux arbres. Les méthodes traditionnelles de prévention de la criminalité, comme l’embauche de policiers et l’incarcération de citoyens, sont “incroyablement coûteuses”, explique Michelle Kondo, spécialiste des sciences sociales au Service des forêts et auteure de l’étude sur Philadelphie. La ville n’a dépensé que 5 dollars par mètre carré pour végétaliser chaque parcelle. Sachant que la réduction de la violence par armes à feu a été de 29 %, c’est un retour sur investissement assez incroyable.
Philadelphie est l’une des rares villes qui s’intéresse à l’effet des espaces verts sur la criminalité. Kenton Rogers, cofondateur de Treeconomics (société britannique qui quantifie les bienfaits des arbres en zone urbaine), note qu’il est difficile pour les agents municipaux d’estimer la contribution d’un seul arbre à la réduction de la criminalité, alors qu’on peut mesurer la quantité de carbone qu’il renferme. Malgré tout, selon Michelle Kondo, plusieurs villes, dont La Nouvelle-Orléans en Louisiane, Camden dans le New Jersey et Flint dans le Michigan, tentent de déterminer dans quelle mesure la végétalisation urbaine rend les quartiers plus sûrs.
À Chicago, on ne sait pas trop si planter plus d’arbres aurait pu aider la cité Ida B. Wells. En 2002, un an après que les chercheurs de l’université de l’Illinois ont publié leur article, Chicago a commencé à démolir ces appartements. Aujourd’hui, le grand ensemble fait partie d’Oakwood Shores, un quartier où la population a des revenus mixtes. Des militants viennent de collecter les fonds nécessaires pour construire un monument en hommage à Ida B. Wells, journaliste d’investigation [africaine-américaine] et militante pour les droits civiques qui avait prêté son nom à la cité, au milieu d’un bosquet de chênes.