Multiplication des outils numériques, accélération du rythme de nos vies… Lionel Naccache, Virginie van Wassenhove, Jean-Philippe Lachaux et Patrice Huerre analysent les processus et l’impact de la sursollicitation de notre attention, cet « or contemporain ».
Pourquoi devenons-nous impatients ? Que se joue-t-il physiologiquement ? Quelles en sont les conséquences ? Le regard de quatre spécialistes…
« On nous suggère une illusion d’autonomie »
Lionel Naccache, neurologue.
La notion d’impatience à l’attente, dont nous faisons personnellement l’expérience, est entretenue par le fait que, en quelques années à peine, cette impatience est désormais externalisée dans notre environnement : à un arrêt de bus, on vous dit quand il va arriver ; dans votre voiture, votre GPS vous donne le délai pour atteindre votre destination… Auparavant, on avait une sorte d’estimation interne de cette impatience.
Si vous faites attention, quasiment chaque situation qui nous met en rapport avec un délai temporel à gérer bénéficie de cette externalisation. On nous renvoie directement un petit marqueur temporel qui, s’il n’existe plus, génère désormais une frustration.
Par la multiplication de ces outils, devenons-nous de plus en plus autonomes ? On pourrait se dire qu’ils soulagent l’individu de certaines estimations ou calculs d’attente, et facilitent ainsi la prise de conscience de nos ressources attentionnelles qui sont précieuses, limitées et déterminantes. On pourrait se sentir de plus en plus responsable de l’allocation éclairée et informée de nos ressources : en caméra subjective, l’individu a ainsi l’impression qu’il va être de plus en plus capable de choisir les cibles de son attention. Ne plus devoir attendre, comme jusque dans les années 1980, 20 heures pour voir le film que toute la France visionnera en même temps, avec une seule chaîne de télé.
Mais en face existe cet enjeu, une sorte d’or contemporain résumé par la formule du « temps de cerveau disponible » de TF1. L’enjeu, c’est l’attention, une ressource personnelle qui, sans verser dans une posture complotiste, est convoitée par de nombreux acteurs, notamment économiques, publicitaires, médiatiques ou politiques. Ou comment suggérer une illusion d’autonomie de l’allocation de sa propre attention, alors que cette dernière fait l’objet de subtiles et puissantes stratégies de capture. Il serait intéressant de relier ce que nous vivons aux travaux réalisés autour des phénomènes d’endoctrinement de masse dans la première moitié du XXe siècle.
Je ne suis pas totalement négatif pour autant. Face à quelque chose qui prend une ampleur délirante, des solutions vont apparaître, des régulations venant aussi des individus : contrôle du temps de présence sur les réseaux sociaux, tendance à la déconnexion temporaire… L’enjeu est bien d’aménager un espace mental afin de déployer une vie mentale intérieure, un élément fondamental pour la pensée humaine. Si votre environnement ne vous permet pas de vivre ce genre d’expériences, le risque, évidemment, est un appauvrissement de l’imaginaire, ou alors un asservissement à cette immédiateté.
« Si l’excitation est constante, nous sommes dans un monde qui nous dépasse un peu »
Virginie van Wassenhove, directrice de recherche au CEA.
Le ressenti de tout le monde est que le temps s’accélère et qu’on est de plus en plus régi par l’électronique et l’intelligence artificielle. Mais ces choses-là n’ont pas une temporalité propre. Le propre du biologique, c’est d’avoir des constantes de temps. Nous avons une rythmicité entre jour et nuit. Notre activité cérébrale va se situer sur des constantes de temps de quelques millisecondes à quelques secondes. Tous ces mécanismes participent à notre capacité à avoir conscience du moment présent.
Les neurosciences travaillent actuellement sur l’hypothèse que toutes les cent millisecondes, nous sommes capables de rafraîchir notre contenu conscient, même si c’est vraiment pousser les limites du système. Actuellement, en spéculant un peu, mais c’est un vécu que nous avons tous, nous sommes en train d’atteindre les limites de vitesse que notre corps peut supporter. Il y a un moment donné où l’excitation peut être intéressante pour se surpasser. Si c’est constant, nous sommes dans un monde qui nous dépasse un peu.
Quand le cerveau reçoit trop d’informations d’un coup, dans le cas d’une personne multitâche par exemple, on arrive à ce que l’on appelle dans le jargon le bottle neck (« goulot d’étranglement »), le cerveau est obligé de traiter les informations de manière sérielle. Quelle échappatoire peut-il avoir si la stimulation cognitive s’intensifie ? Il ne traite plus l’information, tout simplement, car il n’a plus assez de ressources pour le faire. Avec des conséquences physiologiques, tel l’épuisement, qu’on peut imaginer mais qui dépassent ma compétence.
« Notre système attentionnel a des failles de sécurité »
Jean-Philippe Lachaux, directeur de recherche à l’Inserm.
Pourquoi notre cerveau se laisse-t-il happer par ces stimuli numériques incessants ? Notre système attentionnel a des « failles de sécurité » intrinsèques. Des failles qui nous ont d’ailleurs sauvé la vie et ont permis à l’espèce de se perpétuer : nous avons un intérêt spontané pour tout ce qui est social ; nous n’arrivons pas à ignorer le danger ; nous recherchons ce qui peut nous procurer une sensation agréable, ce qui nous permet d’aller boire quand on a soif. En jouant sur ces facteurs, on peut faire « rentrer » du contenu dans un cerveau et l’y laisser là. C’est un système de réorientation automatique de l’attention actionné par certains types de stimuli.
Quand des pickpockets jouent un spectacle et volent votre montre, iIs arrivent à le faire car ils ont cette connaissance des théories de l’esprit, ils comprennent ce que l’autre pense… mais ils sont face à une seule personne. Face à un million d’internautes, ce type d’approche est impossible à développer, c’est là où la technologie apporte un plus… Les plates-formes numériques, qui veulent capter notre attention par de multiples stimuli, vont utiliser des informations personnelles, des choses qui nous intéressent, tout ce qu’on a fait, les traces numériques qu’on a laissées. Ces informations vont permettre aux systèmes informatiques de deviner ce qui va attirer notre attention et la capter. La captation attentionnelle n’a pas été inventée par les neurosciences. On peut mettre un vernis scientifique, mais c’est avant tout de la psychologie comportementale de base, utilisée maintenant à très grande échelle.
« Les parents, pris par cette accélération, transmettent leur impatience aux enfants »
Patrice Huerre, pédopsychiatre.
Cette tendance à l’impatience, que j’observe chez les enfants et adolescents, part des parents eux-mêmes, pris par cette accélération. Dès le début de la vie, le calendrier physiologique ou psychologique d’un enfant peut être bousculé au profit du calendrier des idéaux des parents : leur enfant doit être précoce ou en avance. « Mon enfant a marché avant, il va sauter une classe… »
En conséquence, l’enfant va être surstimulé. Pour qu’un enfant grandisse, la stimulation parentale est nécessaire. Mais on observe désormais des parents qui n’ont plus un, mais plusieurs coups d’avance : un bébé qui a du mal à téter ou est un peu lent inquiète. Un enfant qui rêvasse, on va lui dire de s’activer. Les enfants reçoivent, dès le début de la vie, des jouets qui annoncent stimuler leurs compétences visuelles, auditives, psychomotrices, etc.
La surstimulation aboutit à développer chez l’enfant un sentiment que pour exister, il faut s’exciter… et quand la puberté arrive, avec les doutes inhérents à cette période, ces ados vont rechercher dans des stimulations extérieures un réconfort existentiel, des stimulations qu’ils s’autoprocurent par une alcoolisation aiguë par exemple. On observe également une augmentation impressionnante de l’aspiration au « tout, tout de suite ». Cette envie d’immédiateté a toujours existé mais elle concernait une proportion faible d’enfants, en général venant d’un milieu affectif peu stable. Ces enfants n’arrivaient pas à accepter frustrations et angoisse de l’attente. Cette attitude est désormais bien plus largement répandue.
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