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vendredi 28 juin 2019

Sur Instagram, une révolution sexuelle à coups de hashtags

@jemenbatsleclito, @tasjoui... ces comptes où l’on parle de sexualité féminine brisent encore des tabous dans une société pourtant hypersexualisée.
Par   Publié le 28 juin 2019
« Red Nails ». Extrait de la série « For Your Eyes Only » (2014). La photographe Pixy Liao est exposée aux Rencontres d’Arles, du 1er juillet au 22 septembre.
« Red Nails ». Extrait de la série « For Your Eyes Only » (2014). La photographe Pixy Liao est exposée aux Rencontres d’Arles, du 1er juillet au 22 septembre. Pixy Liao
Sur les rives du canal de l’Ourcq, ce vendredi soir de printemps, des affiches « Dessine-moi un clitoris » font sourire les passants. Certains s’y essaient, d’autres, curieux, cherchent à savoir qui se cache derrière ces réclames d’un nouveau genre. Deux jeunes femmes, à peine majeures et tee-shirt « Girl Power » sur le dos, lèvent le mystère : « C’est pour la sortie du livre de Camille, je la suis sur Insta ! » Elles sont venues pour le lancement de Je m’en bats le clito ! Et si on arrêtait de se taire ? (Kiwi, 144 p.), livre inspiré du compte Instagram du même nom, paru le 13 juin.
Avec ses quelque 290 000 abonnés, Camille (qui préfère garder pour elle son nom de famille), 22 ans, parle sur ce compte plaisir sexuel, consentement et mycose – en vrac, « selon [son] inspiration ». Tout commence en octobre 2018. « J’étais avec trois copains, qui discutaient de comment faire jouir une filleIls ­disaient connerie sur connerie, il fallait faire quelque chose. » Elle décide de se lancer sur le réseau social pour parler de sexualité féminine et féministe. Ses posts, dans lesquels elle raconte ses ­réflexions du quotidien sur la question, trouvent très vite une audience. « Mais je suis la petite dernière », reconnaît-elle. Avant la création de son compte existaient déjà @jouissanceclub, @tasjoui, @mercibeaucul_, @gangduclito…

« C’est l’ère post-#metoo. Maintenant que les ­violences ont été dénoncées, on peut parler du plaisir. » Dora Moutot, de @tasjoui
A l’ère du fake et de l’influenceur prêt à tout pour obtenir un partenariat avec une marque, ces comptes activistes ont bouleversé les choses. « On était ­vraiment en retard là-dessus en France », explique Dora Moutot, de @tasjoui. C’est l’ère post-#metoo. Maintenant que les violences ont été dénoncées, on peut parler du plaisir. »
Pour faire en sorte que l’on « parle de sexe entre les photos de plats et de voyages », Léa et Delphine ont lancé @mercibeaucul_, fruit d’une réflexion de plus de deux ans, en mars 2018. « On a toute notre vie sur ce réseau social, commente Delphine. Y parler de sexualité, ça permet de délier les langues, d’accompagner la réflexion et de sortir du tabou. » Pauline, 22 ans, suit tous ces comptes avec assiduité. Elle a vécu leur émergence comme une libération, même si le sexe n’a jamais été un tabou dans sa famille. « On vit dans une société hypersexualisée mais, en même temps, on ne va jamais au bout des choses, constate la jeune femme. Typiquement, le clitoris, on a l’impression que ça fait deux ans que ça existe… »

Audience majoritairement féminine

La jeune femme se souvient par exemple d’un post du compte @tasjoui. « Ça expliquait pourquoi le clitoris est ­situé en dehors du vagin. Je ne m’étais ­jamais posé la question, mais ça permet d’entériner l’orgasme sans pénétration comme quelque chose de normal. » Dora Moutot a créé ce compte en août 2018. « Sur un coup de tête », et, là aussi, après un événement déclencheur. « J’étais en “date” avec un mec, qui me soutenait que si les femmes jouissaient moins c’est parce qu’elles ont besoin de sentiments pour être épanouies sexuellement. » Le rendez-vous prend fin plus rapidement que prévu et Dora raconte sa mésaventure sur son compte Instagram personnel. Les retours sont tellement nombreux qu’elle décide de consacrer un compte à part entière au plaisir féminin et à la lutte contre les clichés qui l’entourent. Elle y partage désormais ­retours d’expériences, cours d’anatomie et réflexions sur l’actualité.
« J’aurais aimé avoir accès à ces ­informations plus jeune. Il y a des choses que je n’aurais pas acceptées ou, du moins, que j’aurais faites différemment. » Pauline
En peu de temps, ces comptes sont devenus une référence en matière d’éducation sexuelle. Même si l’audience est majoritairement féminine (78 % pour @jouissance.club, par exemple), « ça permet de créer un espace de discussion, un support », rapportent Marjorie et Martin, 20 ans et en couple depuis quelques ­années. « Ça peut être une technique ou, plus prosaïquement, une explication de ce que sont les pertes blanches. Ça facilite les choses, ça dédramatise et ça permet d’être plus à l’aise. »
« J’aurais aimé avoir accès à ces ­informations plus jeune, soupire Pauline. Il y a des choses que je n’aurais pas acceptées ou, du moins, que j’aurais faites différemment. » Mais, en dehors du couple, ces espaces de dialogue changent la donne. Désormais, elle se sent davantage proactive dans la gestion de sa sexualité. « Quand je vais chez le gynécologue, je pose des questions, je n’ai plus peur de ­tenir tête. La ­dernière fois, j’ai demandé à arrêter la ­pilule, elle m’a dit que c’était n’importe quoi de vouloir mettre un stérilet à mon âge. Je sais que c’est possible, alors je trouverai un autre spécialiste qui sera d’accord pour me le poser. »
« Red Cardigan ». Extrait de la série « For Your Eyes Only » ( 2014), de Pixy Liao.
« Red Cardigan ». Extrait de la série « For Your Eyes Only » ( 2014), de Pixy Liao. Pixy Liao
Un rééquilibrage des pouvoirs, qui fait sortir du schéma sachant-apprenant entre le médecin et le patient. Même chose pour Marjorie, qui confesse qu’en cas de pépin elle s’adresse plus ­volontiers aux auteures de ces comptes, des « copines cool », qu’à un spécialiste. « Elles s’y connaissent vraiment bien, et puis je me sens moins gênée. D’autant plus qu’une consultation médicale coûte cher et n’est pas toujours remboursée. » Gynécologue à Paris, Marguerite Anderson ­estime que ces comptes sont devenus des « refuges » où les jeunes femmes peuvent s’exprimer librement. « Le médecin devrait l’être également, mais, malheureusement, ce n’est pas toujours le cas », faute de formation à l’écoute ou de temps à ­accorder à chaque patient.
Côté créatrices de contenus (c’est ainsi que l’on appelle les auteures de ces comptes dans le jargon), il a donc fallu s’adapter. « Je pensais m’adresser aux trentenaires, comme moi, mais j’ai rapidement compris qu’il fallait que je parle de consentement et de prévention, ­rapporte Jüne, créatrice de @jouissance.club. Tous les jours, je reçois des messages de jeunes qui ont peur quand ils sentent qu’ils vont franchir le cap de leur première fois. C’est important de leur rendre la sexualité plus fun tout en les ­incitant à avoir un comportement responsable. » Même son de cloche chez @tasjoui et @jemenbatsleclito.
« On monte jusqu’à 350 messages par jour. Ça va des garçons qui me demandent comment faire jouir leur copine à des messages beaucoup plus graves. » Dora Moutot
« On monte jusqu’à 350 messages par jour, estime Dora Moutot. Ça va des garçons qui me demandent comment faire jouir leur copine à des messages beaucoup plus graves. » En l’occurrence, des filles qui viennent de subir des ­violences sexuelles ou un viol, et qui ne ­savent pas vers qui se tourner. « Parfois, des messages décrivent des situations de viol et elles me demandent : “est-ce que c’est vraiment ça ?”  », raconte Camille. Une charge émotionnelle difficile à gérer pour les instagrameuses.« Avant, je me sentais obligée de ­répondre immédiatement, continue la jeune femme. Même si c’était à 3 heures du matin, je me réveillais pour aider ces filles. J’ai dû apprendre à mettre de la distance et je les renvoie vers un juriste spécialiste de la question. »

Manque de confiance envers le corps médical

Pour Caroline Rebhi, coprésidente du Planning familial de Paris, le succès de ces comptes est révélateur d’un profond manque de confiance des jeunes envers le corps médical. « Par méconnaissance, ils se disent souvent que l’infirmière scolaire peut parler de leurs soucis aux ­enseignants, et le médecin généraliste, le même pour toute la famille, peut “rapporter” aux parents. » L’éducation sexuelle à l’école devrait ­apporter certaines réponses : le consentement et le plaisir doivent désormais être abordés lors de ces séances, en plus des traditionnelles questions de prévention des grossesses et des MST.
Officiellement, trois sessions par an sont au programme, de la primaire à la terminale. Dans les faits, la moyenne est plutôt à une séance annuelle à partir du collège. Aucun contrôle n’est prévu dans les établissements : libre aux responsables de proposer des cours d’éducation sexuelle ou non, et aux parents d’élèves d’exercer des pressions dans un sens comme dans l’autre. « Ce qu’on remarque lorsqu’on intervient en milieu scolaire, ­rapporte Caroline Rebhi, c’est que les jeunes nous voient souvent pour la première fois. En général, on fait appel à nous sur le tard, après une vague de grossesses non désirées ou des violences sexuelles. Et on se rend compte que la question de la sexualité adolescente, en particulier celle des filles, est souvent abordée comme une leçon de morale. »
Dans le collège catholique privé d’Agathe, on prêchait que « la meilleure protection, c’est l’abstinence ». Un seul cours d’éducation sexuelle, sur toute sa scolarité, « assuré par un homme avec une ­vision très hétérocentrée ». Difficile parfois de se retrouver dans ce modèle à un âge où l’on se construit émotionnellement, quand le sujet est également tabou à la maison. « On n’a jamais abordé le ­consentement », se souvient la jeune fille, aujourd’hui âgée de 16 ans et élève en classe de première. La libération de la ­parole sur les réseaux sociaux l’a encouragée à participer au conseil de vie lycéenne, où elle milite pour que des cours d’éducation sexuelle soient mis en place dès la seconde. « Malheureusement pour l’instant, c’est fait par l’infirmière scolaire, qui ne voit la sexualité que par le prisme des MST… », déplore l’adolescente.
« Il y a un côté “boîte à questions” qui dédramatise la chose. » Claire Altier, sexologue à Paris
D’où l’intérêt d’Instagram, accessible et universel, juge Claire Altier. Sexologue à Paris, elle intervient régulièrement en milieu scolaire. « Ces comptes abordent des thématiques essentielles et encore peu discutées en classe. En plus, ce type de message est bien mieux reçu par les jeunes lorsqu’il émane de l’extérieur du corps scolaire », souligne-t-elle. La sexologue suit avec assiduité les comptes qui parlent de sexualité sur le réseau social, et a même créé le sien. « Il y a un côté “boîte à questions” qui dédramatise la chose. “Est-ce que ça fait mal pour la ­première fois ?” “C’est quoi le clitoris ?” “Comment on sait si la fille est d’accord ?”. Ça permet d’avoir une idée de la tonalité de l’époque, de nourrir ma réflexion. Et, quand je parle d’éducation sexuelle avec les plus jeunes, ça peut me servir de ­support. » Mais elle met en garde : on ne s’improvise pas médecin, ni sexologue.
Cacher ce post que je ne saurais voir
Faire la révolution sexuelle sur Instagram, c’est compter sans le puritanisme du réseau social américain : dès qu’un compte parle de sexualité, l’algorithme, qui fait la chasse aux tétons féminins, l’aurait dans le viseur. « On a beau y mettre toute notre énergie, commente Delphine, de @mercibeaucul_, Instagram n’est pas quelque chose de tangible, de durable. Plus ça prend de l’ampleur, plus ça pose question. En quelques minutes, tout notre travail peut disparaître. » Les deux créatrices font régulièrement l’objet d’une forme de censure, leshadow banning (« censure furtive ») : leurs publications signalées par certains utilisateurs sont masquées sur les fils d’actualité de leurs followers.
En mars, le compte de @jouissanceClub a été censuré pour la seconde fois. Ni une ni deux, le hashtag #sexualityisnotdirty (« la sexualité n’est pas sale ») est lancé, et toute la communauté s’est mobilisée pour que le compte renaisse de ses cendres. En quelques jours, June, sa créatrice, a retrouvé quelque 80 000 abonnés et a décidé dans la foulée de se mettre à l’écriture d’un livre, prévu pour la fin d’année, « pour pérenniser » tout ça. « On a mis en place une mailing list pour garder le contact avec nos abonnés après une énième censure, expliquent de leur côté Léa et Delphine, de @mercibeaucul_. Mais on veut aussi créer de nouveaux moyens d’approche, passer au physique. »
Organisation d’ateliers, partenariat avec des sexshops et création d’une newsletter sont par exemple prévus. « Et à terme, on va avoir besoin de générer des revenus pour pouvoir nous consacrer à ce projet. » Malgré la demande et l’intérêt évident de ces comptes, aucun modèle économique n’existe vraiment pour ces influenceurs d’un nouveau genre. Or, faire des recherches, écrire des posts et répondre aux nombreux messages est un « travail à plein temps ».

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