D’Alexandre le Grand à Churchill en passant par Louis XIV ou Hitler, le psychiatre Patrick Lemoine a étudié les failles psychiques des gouvernants, monstres ou héros.
Celles et ceux qui nous gouvernent sont-ils sains d’esprit ? A travers une galerie de dix-neuf portraits d’hommes et de femmes qui ont fait l’histoire, le psychiatre Patrick Lemoine tente de répondre à cette question dans son dernier opus, La Santé psychique de ceux qui ont fait le monde (Odile Jacob, 304 pages.). Un fameux florilège qui compte autant de monstres (Hitler, Staline…) que de héros (Churchill, de Gaulle…), mais aussi des autocrates éclairés (Napoléon, Catherine II de Russie, Louis XIV, Jules César, Alexandre le Grand…), des saints, des sages ou des dieux (Jeanne d’Arc, Bouddha, Jésus… ou même Yahvé).
Vous proposez un diagnostic psychiatrique de dix-neuf personnalités qui ont changé le cours de l’histoire – pour le meilleur ou pour le pire. Tous ont cependant disparu. Comment avez-vous procédé ?
En psychiatrie, il y a deux façons d’envisager un diagnostic. L’examen clinique en face-à-face, d’abord : il permet d’interroger son propre ressenti. C’est l’outil le plus puissant. Mais, pour mes dix-neuf « patients », la méthode s’avérait impossible ! J’ai donc recherché et analysé leurs symptômes dans les documents historiques. J’ai disséqué leurs biographies, traqué les anecdotes, sondé les récits des témoins de l’époque, qui ont livré leurs ressentis. Et je n’ai pas manqué de témoignages ! C’est une méthode moins robuste que l’examen de visu, certes. Mais, en dépit de ses limites, elle n’a pas manqué d’efficacité.
Hitler, Staline et tant d’autres : autant de tyrans à la folie funeste et manifeste. Sur eux, qu’avez-vous appris de nouveau ?
Tous sont des « modèles » de grands paranoïaques. Orgueil démesuré, ego surdimensionné, méfiance, susceptibilité, délire de persécution associé à un jugement faussé : les symptômes de ce trouble mental sont connus. La paranoïa, cependant, est un délire logique, qui peut sembler crédible – ce qui explique qu’on s’y laisse prendre, à ses débuts du moins. Tous ces dictateurs, par ailleurs, ignorent le doute, l’hésitation, la nuance. Ils n’aiment rien tant qu’écraser, dominer, laminer pour atteindre leur but. Ce sont de terrifiantes machines à conquérir et à garder le pouvoir. Avec ce paradoxe : chez eux, les faiblesses psychiques se muent en une force implacable, dès lors qu’il s’agit de s’emparer des rênes d’un pays.
Le constat n’est pas neuf…
C’est vrai, mais on peut l’affiner. Hitler, par exemple, était un paranoïaque de la forme clinique dite « idéaliste passionné ». Un terme qui renvoie à des revendicateurs délirants, des personnalités extrêmement rigides et procédurières, souvent psychopathiques ou névrotiques. Mais aussi à des individus persuadés d’agir « pour la bonne cause », comme le fondateur d’une secte, le chef d’un parti prônant la haine de tel groupe. Autant d’utopies qui s’achèvent en désastres. Staline, lui, me semble avoir été un paranoïaque plus « ordinaire » : méfiant, cynique, retors et dénué de tout scrupule, malgré son allure débonnaire, il était surtout hanté par l’idée de sa propre mort.
Comment prévenir les désastres liés aux délires de ces despotes ?
Dans l’idéal, il faudrait rendre obligatoire un examen psychiatrique préliminaire, par un expert assermenté, de tous ceux qui souhaitent exercer la magistrature suprême. Une proposition peu réaliste, il est vrai. On ne donnerait pas cher, en effet, de la peau de cet imprudent expert…
Et tous les autres : ces hommes et ces femmes qui ont régné, guerroyé, prêché au plus haut niveau, sans être pour autant des tyrans patentés ? Souffraient-ils aussi de fragilités psychiques plus ou moins cachées ?
Plus j’ai avancé dans cet étrange projet de livre, plus j’en suis venu à me demander s’il existe des dirigeants réellement équilibrés. Premier constat : sur ces dix-neuf personnages, seuls deux m’ont paru exempts de maladie psychique. L’un d’eux est de Gaulle. Si haute qu’ait été son idée de lui-même, elle s’effaçait toujours devant sa conception glorieuse de la patrie. Reste que deux sur dix-neuf, c’est bien peu. Mais peut-on être « normal » quand il s’agit de conquérir et d’exercer de tels pouvoirs, par essence supranormaux ?
Dépendances, phobies, stress post-traumatique, variations d’humeur, impulsivité, délires, mégalomanie : la liste est longue des désordres mentaux que vous pointez chez eux…
Un trait commun les rassemble. Tous ont eu une soif immodérée de gouverner, de diriger les foules. Le pouvoir est une drogue puissante. Nombreux sont celles et ceux qui souffraient par ailleurs d’une autre addiction forte : à l’alcool ou au tabac (Churchill, Charles Quint, Alexandre le Grand…), au sexe (Catherine II de Russie, Louis XIV et tant d’autres…), aux dépenses compulsives (Marie-Antoinette, Louis XIV…).
L’exercice du pouvoir a-t-il pu déclencher – ou aggraver – certaines vulnérabilités ?
Peu ont échappé au « syndrome d’hubris », cette démesure, cet orgueil, cette prétention à se croire au-dessus des lois communes, réservées aux « simples mortels ». L’exercice du pouvoir transforme souvent ces grands narcissiques en vrais mégalomanes. D’où ce cortège d’effets pernicieux : impression d’omnipotence, perte de contact avec la réalité, attrait démesuré pour l’apparence, tendance à voir le monde comme une arène où afficher sa puissance et sa gloire… Là encore, le constat était connu, mais j’en montre d’éclatants exemples. Un des plus frappants est celui de Jules César.
Venons-en maintenant à quelques cas particuliers. Churchill, tout d’abord…
Son diagnostic de trouble bipolaire n’est pas un scoop. Dans cette maladie, le patient alterne des phases d’exaltation créatrice et de noire dépression – une plongée dans des abîmes que Churchill nommait son black dog (« chien noir »). Ce qui est bien moins connu, c’est l’existence, chez le Vieux Lion, d’un très probable syndrome d’apnées du sommeil, cette suite d’interruptions incontrôlées de la respiration lors du sommeil, qui entraîne somnolences diurnes, difficultés de concentration ou de mémoire, mais aussi accidents cardio-vasculaires.
Syndrome d’apnées du sommeil : tel est aussi le diagnostic que je porte chez un autre bipolaire de légende, Napoléon. Ce syndrome pourrait expliquer, chez ce génie militaire vieillissant, des erreurs aussi monumentales que la campagne de Russie.
Et Dieu dans tout ça ? Vous envisagez même un diagnostic pour Yahvé… d’après la lecture de la Bible. Il fallait oser !
Yahvé, tel que décrit dans l’Ancien Testament, me semble être l’un des plus malades de ma galerie de portraits. Une personnalité caractérielle, impulsive et abandonnique – comme d’ailleurs son fils, Jésus. Et probablement psychopathe, un trouble qu’on pourrait résumer par : je ne pense pas, j’agis, je cogne… éventuellement je réfléchis après.
En quoi certaines névroses ont-elles pu favoriser les succès politiques, religieux, militaires ?
On peut en effet s’interroger. N’est-ce pas son trouble bipolaire qui a donné à Churchill cette invraisemblable énergie pour sauver le monde du nazisme ? Au Moyen Age, n’est-ce pas sa phobie du dépucelage, associée à son anorexie mentale, qui a permis à Jeanne d’Arc d’arracher la France des griffes de la perfide Albion ? Au IVe siècle avant notre ère, n’est-ce pas son impulsivité qui a insufflé à Alexandre le courage ou l’inconscience de conquérir l’Asie ? Autant d’interrogations troublantes.
Pourquoi avoir exclu tout contemporain de cette enquête ?
Ce pourrait être, qui sait, l’objet d’un futur ouvrage ? Mon livre compte pourtant une exception notable : j’y mentionne le cas de notre actuel président de la République. Où vous découvrirez comment le couple Macron a pu se former sur une base qui n’est pas sans évoquer… l’union du mâle alpha et de la femelle alpha, dans une espèce de mammifères bien connue de l’homme, qui vit traditionnellement en meute.
Et Vladimir Poutine, ou Donald Trump ?
Aux Etats-Unis, le cas de Donald Trump suscite un âpre débat. Certains croient lire en lui tous les symptômes d’un trouble de la personnalité antisociale. D’autres jugent qu’il est une personnalité narcissique de première classe, sans qu’il souffre pour autant d’un trouble mental. Pour ma part, je le vois plutôt comme un être impulsif, complètement mythomane.
Je voudrais conclure… en me contredisant, d’une certaine façon. Il me semble en effet possible, dans certaines démocraties, d’exercer le pouvoir sans souffrir de dépendance, de phobie, de trouble bipolaire, ni sans être traumatisé, impulsif, délirant ou mégalomane. La Suisse et certains pays d’Europe du Nord montrent ici l’exemple : nul besoin d’être narcissique pour être président en Suisse, puisque (presque) personne ne vous connaît !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire