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La prison de Fleury-Mérogis, dans l’Essonne, dispose d’un quartier d’évaluation de la radicalisation. Une vingtaine de femmes y sont incarcérées. Photo Laurent Troude
Un rapport parlementaire pointe quelques secteurs où la vigilance doit être renforcée, mais ne décrit pas une situation alarmante.
«Il ne faut pas être dans le déni, ni dans la panique»,martèle Eric Poulliat, député La République en marche corapporteur avec Eric Diard (Les Républicains) du rapport parlementaire sur la radicalisation dans les services publics, adopté et rendu public mardi. Un document que d’aucuns ont qualifié d’«explosif». Les deux hommes sont plus mesurés et ne veulent pas alarmer inutilement. Et c’est là le principal mérite de leur travail, qui a donné lieu depuis l’automne à une cinquantaine d’auditions, menées à huis clos et non publiées. Leur rapport le confirme, le phénomène demeure marginal. A titre d’exemple, une trentaine de surveillants pénitentiaires (sur un total de 41 000) sont suivis pour radicalisation. Ce constat ne constitue pas une nouveauté, même si le risque, qui ne tient pas seulement au nombre de personnes concernées, est bien réel.
Sujet inflammable, la radicalisation reste un concept flou (et du coup instrumentalisable), souvent pollué par l’idéologie. Dans le rapport parlementaire, il est souligné qu’elle «ne doit pas être confondue avec une pratique rigoriste de la religion ou avec le fondamentalisme», pas plus qu’avec le communautarisme et les atteintes à la laïcité. Or c’est là où le bât blesse. Parmi les secteurs qui poseraient question, le rapport attire l’attention sur l’université, la santé ou le sport (lire ci-contre). Mais les frontières sont incertaines entre pratique rigoriste et radicalisation. Celle-ci suppose «une posture de rupture» vis-à-vis de la société et le recours éventuel à la violence politique. Comment bascule-t-on (ou pas) de l’un à l’autre ? En entrant dans le détail, les confusions réapparaissent entre communautarisme, pratique rigoriste et radicalisation.
Pour les deux corapporteurs, il faut renforcer le dispositif de détection et de prévention. La mesure essentielle est d’étendre très largement les enquêtes administratives préalables à l’agrément pour un futur agent public, y compris pour les pompiers bénévoles ou les métiers liés à l’aide sociale à l’enfance. Ce qui n’irait pas, bien sûr, sans poser la question de la suspicion généralisée et des libertés publiques.
Education nationale : 300 à 900 élèves suivis, «ultraminoritaire» chez les profs
Si à l’université, de l’aveu même des auteurs du rapport, la radicalisation est «un phénomène encore mal cerné, faute de données disponibles», à l’école primaire et dans le secondaire, il est mieux appréhendé. «Les mentalités ont évolué», soulignent les députés, «les personnels n’hésitent plus à mettre en œuvre les procédures de signalement» des élèves qui inquiètent aux services de l’Etat.
En 2015, 900 mineurs avaient été signalés par l’Education nationale, 580 en 2016, et 310 en 2017 - ce qui ne signifie pas que tous aient ensuite été surveillés. «Vu la gravité des attentats en 2015, beaucoup d’enseignants, même ceux qui jugeaient qu’on n’avait pas à faire de «délation», ont compris l’intérêt de ces repérages, surtout pour les élèves, confirme - sous le sceau de l’anonymat - un spécialiste des questions de laïcité et de radicalisation dans l’Education nationale. Que des gamins puissent disparaître du jour au lendemain pour aller en Syrie a fait que beaucoup de collègues se sont remis en question.» Gare aux confusions, cependant, poursuit le spécialiste : «On doit bien distinguer croyances, radicalisation et passage à l’acte. Les revendications identitaires et religieuses ne sont pas de la radicalisation. Il y a des familles catholiques aussi qui peuvent [avoir des idées arrêtées]. Ça, on sait gérer. Les gamins qui tiennent le même discours, type «le prophète a dit ci ou ça» depuis la sixième, sont les moins inquiétants. Ce qui l’est, c’est quand il y a une rupture avec l’habitude. Il s’agit de ceux qui vivent une vie normale d’ado mais qui tout à coup ne vont plus au sport pour ne pas mettre de short, arrêtent de sortir, d’écouter de la musique…»
Du côté des enseignants et des personnels, le phénomène serait selon notre spécialiste «ultraminoritaire», et concernerait surtout des vacataires : «Ce n’est attesté que dans très peu de cas, mais cela existe.» Les auteurs du rapport recommandent d’ailleurs que le service national des enquêtes administratives de sécurité, qui effectue des vérifications sur certains agents de l’Etat lors de leur recrutement, voit son champ d’action élargi à ceux de l’Education nationale.
Transports : prudence à la SNCF et chez Air France
«On préfère ne pas bouger une oreille sur le sujet.» Cette réaction d’un cadre de la SNCF, sous couvert d’anonymat, illustre l’embarras des entreprises de transport sur la question de la radicalisation. D’autant que chez l’opérateur ferroviaire, on n’oublie pas le revers infligé par la cour d’appel de Paris il y a quelques semaines : la juridiction a annulé le licenciement d’un salarié dont la direction estimait qu’il représentait un danger. Même prudence chez Air France, où l’on souligne «l’absence de cas de radicalisation et de mesures disciplinaires». Reste que dans le transport aérien, la question de l’accès aux zones dites sensibles, c’est-à-dire sur les pistes et à proximité des avions, échappe aux compagnies et aux aéroports. Ce sont les services du ministère de l’Intérieur qui, après enquête, attribuent les badges d’accès. Pour la seule zone de Roissy, 80 000 sont en circulation. Un préfet délégué à la sécurité des aéroports de Paris est donc compétent pour détecter les signes de radicalisation. Il est doté d’un service de renseignement de 25 agents qui travaillent notamment sur la base de remontées venant des entreprises elles-mêmes.
Actuellement, 84 salariés à Roissy et 15 à Orly font l’objet d’une surveillance régulière de la part de la préfecture. Une vingtaine d’autres d’une surveillance «ponctuelle», plus légère. Contacté par Libération, un haut fonctionnaire du ministère de l’Intérieur se montre circonspect : l’une des questions qui se posent est la méconnaissance des signes de radicalité. «Un bas de pantalon remonté et rentré dans les chaussettes doit être interprété avec prudence. Il s’agit de distinguer les profils radicaux de ceux qui sont dans l’observance stricte des préceptes religieux», souligne le fonctionnaire.
Prison : 1 600 détenus et peu d’agents radicalisés
En détention, les surveillants sont particulièrement exposés, «compte tenu notamment de la radicalisation d’une proportion non négligeable des détenus eux-mêmes», concède dans le rapport le directeur de l’administration pénitentiaire (AP). Un agent refuse de saluer une collègue, un autre fait sa prière avec un détenu… Leur nombre serait néanmoins très faible : sur 41 000 agents, moins d’une dizaine sont inscrits au fichier des signalements pour la prévention et la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT). Depuis 2017, l’AP est «systématiquement» avertie quand un de ses agents est inscrit. Depuis la loi du 23 mars 2019, les enquêtes du renseignement pénitentiaire visent aussi bien les détenus que le personnel. Mais pour assurer «un rôle de coordination», les parlementaires encouragent la création d’une «cellule nationale spécifiquement dédiée au suivi des personnels radicalisés». Ils estiment aussi que la réduction du risque passe par un recrutement plus exigeant et une meilleure formation, la prévention sur l’idéologie jihadiste restant «très sommaire». L’idée (déjà dans les tuyaux) que toute embauche fasse «systématiquement l’objet d’une enquête administrative» sera effective en fin d’année. Pour les détenus (511 incarcérés pour des faits de terrorisme et plus de 1 100 de droit commun signalés pour radicalisation), la mission souligne le niveau de radicalisation et le risque de prosélytisme «amplifié» par la surpopulation carcérale. Face à la difficulté d’évaluer les profils, certains pratiquent la dissimulation quand d’autres affichent un islam radical pour «avoir la paix», Diard et Poulliat invitent notamment à «retravailler et affiner» les critères de repérage pour les détenus de droit commun, et à renforcer le rôle des aumôniers musulmans. Enfin, ils déplorent que les femmes radicalisées ne fassent pas «l’objet d’une évaluation ou une prise en charge spécifiques», et appellent à une «réflexion» sur le sujet.
Sport : nécessité d’une «prise de conscience urgente» et de plus de formations
«Le sport, lieu emblématique de l’intégration et de l’apprentissage des règles, est devenu à bien des égards celui d’une forme de désocialisation dans la mesure où la radicalisation, quoique difficile à quantifier précisément, semble y progresser.» Une progression insuffisamment mesurée et contrôlée, selon les rapporteurs, qui appelle à une «prise de conscience urgente». Selon Médéric Chapitaux, ancien sous-officier de gendarmerie et ex-professeur de sport, aujourd’hui doctorant à Toulouse-III, «12,5 % des personnes suivies dans le cadre de la radicalisation islamiste sont connues pour pratiquer une activité physique et sportive.» Un chiffre en constante évolution selon les rapporteurs. Les disciplines les plus concernées sont les sports de combat, la musculation et le futsal.
Au cours des quatre premiers mois de 2019, quelque 42 contrôles ont été recensés dans 11 départements. «Il y a des clubs où, lors de l’inscription, il est demandé spécifiquement d’accepter la prière dans les vestiaires et de prendre des douches habillé», rappelle Médéric Chapitaux. Pour être plus efficace, les rapporteurs demandent la réalisation d’enquêtes administratives concernant les éducateurs et recommandent à l’Etat de retirer les subventions aux structures sportives qui cautionnent ou favorisent la radicalisation. Selon William Gasparini, sociologue du sport et professeur à l’université de Strasbourg, la situation dépend surtout des quartiers : «Le football est le premier sport licencié en France et il est très pratiqué par les jeunes de confession musulmane dans les quartiers prioritaires de la ville. C’est là que l’on observe une évolution des pratiques religieuses, mais elles ne sont pas majoritaires.»
En Ile-de-France, le vice-président de la région en charge des sports, Patrick Karam, a prévu de renforcer sur trois jours les formations d’acteurs du monde sportif à la détection des comportements suspects et les signaux faibles pour «avoir une vision plus complète, plus fine, afin que rien n’échappe à la raquette».
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