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jeudi 27 juin 2019

Drame du Rana Plaza : quelles entreprises ont tiré les leçons ?

Par Lucie Lespinasse — 
Après l’effondrement du Rana Plaza, le 26 avril 2013.
Après l’effondrement du Rana Plaza, le 26 avril 2013. Photo Andrew Biraj. Reuters





En 2017, quatre ans après la catastrophe qui a fait plus de 1 000 morts au Bangladesh, la France a adopté une loi sur la responsabilité des sociétés. Dans un rapport, publié ce jeudi et consulté en exclusivité par «Libé», deux ONG vérifient si ce devoir de vigilance est respecté. Ce qui est loin d’être toujours le cas.

Les grandes entreprises françaises ou étrangères avec un siège social en France respectent-elles le «devoir de vigilance» ? C’est ce que cherche à établir un rapport des associations CCFD-Terre solidaire et Sherpa publié ce jeudi, et obtenu en exclusivité par Libération.

Tout remonte au 24 avril 2013, quand le Rana Plaza, un immeuble de huit étages, s’effondre au Bangladesh dans la banlieue de Dacca. Plus de 1 130 personnes y trouvent la mort ; 2 000 autres sont blessées. Une catastrophe qui reste, à ce jour, le pire accident de l’histoire industrielle du pays. Initialement construit pour accueillir des bureaux et un centre commercial, le bâtiment abritait alors cinq ateliers de confection pour des marques d’habillement internationales. Ces «ateliers de misère» - locaux en mauvais état, journées de travail trop longues, avec des salaires mensuels inférieurs à 30 euros - travaillaient pour plusieurs géants du textile occidentaux : Primark, Mango, Tex (Carrefour), Yves Dorsey…
Ces entreprises rejettent en bloc toute responsabilité, y compris le fait de travailler avec ces ateliers, bien que des étiquettes retrouvées sur les lieux prouvent le contraire. Une fois de plus, les dessous de l’industrie textile apparaissent sous une lumière crue, provoquant une émotion généralisée. A travers le monde, les politiques s’emparent du sujet et dénoncent ce que les associations pointaient du doigt depuis des années : les conditions de travail abusives imposées dans les pays en développement. Mais à l’époque, aucune entreprise occidentale n’a pu être poursuivie, car les sociétés mères ne sont pas, dans les diverses législations, responsables des agissements de leurs filiales.

Transparence

Finalement, du drame du Rana Plaza naît une prise de conscience. En France, le 6 novembre 2013, soit six mois après l’effondrement, une première version de proposition de loi est déposée à l’Assemblée nationale par des députés socialistes. Au bout de quatre ans de discussions législatives, le 27 mars 2017, la loi «relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre» est votée. Paris se targue alors d’adopter une loi inédite dans le monde.
Il est vrai que le texte se veut ambitieux. Sont concernées les entreprises dont le siège social se trouve en France, employant au moins 5 000 salariés - filiales comprises -, et les entreprises étrangères qui ont au moins 10 000 salariés - y compris dans les filiales directes ou indirectes - et dont un siège social est fixé sur le territoire français. Depuis 2017, ces sociétés sont tenues de publier, en toute transparence, un plan de vigilance dans leur rapport annuel, afin d’identifier les risques que représentent leurs activités pour les populations et pour l’environnement, en France et à l’étranger. Avec pour objectif d’empêcher de nouvelles catastrophes. Désormais, les entreprises sont donc responsables de l’activité de leurs sous-traitants et filiales et elles peuvent être poursuivies en justice.
Si le texte de loi est relativement clair, la réalité est tout autre. Et c’est ce que veulent montrer les ONG CCFD-Terre solidaire et Sherpa en publiant le «radar du devoir de vigilance». Un travail titanesque et d’autant plus indispensable que l’Etat n’a, à ce jour, jamais rendu public le nom des sociétés concernées. Au moment des débats législatifs, le Sénat annonçait un nombre compris entre 146 et 243, sans détailler. En mars, quand le rapporteur de la loi, Dominique Potier, a interpellé le gouvernement à ce sujet, la secrétaire d’Etat auprès du ministre de la Transition écologique et solidaire, Brune Poirson, a botté en touche : «Je n’ai pas la liste à vous donner sur moi.»
Afin de dresser une liste des entreprises qu’elles ont identifiées comme soumises à la loi, le CCFD et Sherpa ont, pendant plusieurs mois, étudié trois bases de données. Deux d’entre elles sont publiques - Infogreffe et Sirene -, la troisième, Orbis, est privée. Problème : «Elles n’ont pas toutes les mêmes données. Seulement deux entreprises sont recensées dans les trois bases», explique Swann Bommier, chargé de plaidoyer pour la régulation des entreprises multinationales au CCFD. Total, Picard Surgelé, Vinci, Carrefour… En tout, le «radar» recense 237 sociétés qui devraient être soumises à la loi. Le site internet associé au rapport - plan-vigilance.org - a une vocation participative et devrait évoluer, précise Lucie Chatelain, chargée de plaidoyer globalisation et droits humains à Sherpa.

Manquements

Une fois les entreprises identifiées, les ONG vérifient si la loi a été bien appliquée. Le respect de la transparence des plans de vigilance, pourtant élément clé du texte, est remis en cause par leurs recherches. «Pour les sociétés mères, le plan est compris dans le rapport annuel. Mais pour les filiales françaises d’entreprises étrangères, c’est une autre question, puisqu’elles ne publient pas de rapports annuels», précise Swann Bommier. D’après la loi, les citoyens doivent avoir accès rapidement et gratuitement aux informations relatives à la vigilance. Ce qui n’est pas le cas pour de nombreuses entreprises. De plus, les ONG ont compté 59 sociétés qui n’auraient a priori pas publié de plan de vigilance, comme KPMG, Boulanger, Altice France (qui détient Libération), ou encore Primark France. Mais ce manquement pourrait venir, d’après le Medef, de la difficile mise en œuvre de la loi pour les sociétés : «Il est compliqué pour les entreprises d’identifier les risques et de s’assurer que chaque filiale, fournisseur ou sous-traitant, mette en place les plans. Le champ de la loi et les obligations sont flous», explique l’organisation patronale à Libération.
En mars, de nombreuses associations avaient dénoncé la mauvaise qualité de certains plans : rapports incomplets, actions non détaillées… Les critiques sont nombreuses. Pourtant, côté Medef, on estime, sans vouloir dédouaner les entreprises, que ces imperfections sont vouées à disparaître : «Cette année, les premiers plans de vigilance sont publiés. Les rapports ne peuvent pas être totalement achevés. Vu l’étendue de la tâche et sa complexité, il n’est pas surprenant qu’il y ait des marges d’amélioration. Au fur et à mesure, ils vont gagner en précision, mais il faut du temps.»
Tout en signalant au gouvernement les dysfonctionnements dans l’application de la loi, la liste du «radar du devoir de vigilance» devrait désormais permettre aux ONG et citoyens d’identifier plus facilement les entreprises concernées par la loi. Ils pourront aussi saisir la justice lorsque des manquements seront constatés, puisque depuis janvier, les sociétés françaises peuvent être poursuivies pour leurs actions. Lundi, des associations ont ainsi mis Total en demeure pour violations des droits humains dans un projet de construction de pipeline et de forage pétrolier en Ouganda.

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