Ce mouvement des années 80, né sur fond de lutte contre l'armement entre Est et Ouest et teinté de spiritualisme, est alors désavoué par de nombreuses féministes françaises. Il renaît aujourd'hui par l'exigence politique de prendre soin de son environnement, de son biotope.
«Pubis et forêts, arrêtons de tout raser», «A défaut de faire jouir les femmes, vous niquez bien la planète», «Ma planète, ma chatte, sauvons les zones humides»... Dans ces slogans qui ont fleuri aux marches pour le climat, la journaliste Dora Moutot voit une «nouvelle forme d’écoféminisme». Ce nouveau courant, à la croisée de l’écologie et du féminisme, dit «clicli», pour climat-clito, peut faire sourire. Mais il rappelle un postulat féministe de la fin des années 70. «La culture capitaliste patriarcale se rend coupable d’une double oppression, à la fois sur la nature et sur le corps des femmes», disaient les activistes qui occupaient la base militaire de Greenham Common. L’écoféminisme, mot-valise conceptuel dont on trouve la première occurrence chez l’intellectuelle féministe Françoise d’Eaubonne désigne le lien théorique entre oppression des femmes et destruction de la nature.
«La vie au bord du gouffre est insupportable»
L’articulation de ces deux notions, féminisme et écologie, se construit spontanément au cours des mobilisations de féministes contre la course à l’armement entre le bloc de l’Est et le bloc de l’Ouest et son idéologie viriliste. Aux Etats-Unis, en 1980, deux mille militantes se rassemblent devant le Pentagone pour dire leur peur de la guerre. Cette action fut l’une des plus mémorables du mouvement écoféministe. Elles installèrent des pierres tombales portant le nom de victimes du Vietnam, de la Seconde guerre mondiale, des guérillas sud-américaines. Quatre mascottes représentaient leurs sentiments, la colère, la peur, la tristesse et la joie. Sur leur banderole, elles avaient écrit : «La vie au bord du gouffre est insupportable. Nous ne laisserons pas la violence continuer. Nous savons que l’on peut vivre de façon sensible et aimante.» L’écoféminisme est aussi une lutte des femmes du Sud. En Inde, au début des années 70, un groupe de villageoises illettrées opposées à la déforestation donnèrent naissance au mouvement Chipko en formant un cercle autour des arbres pour les défendre face aux tronçonneuses. L’une de leur plus célèbre soutien, l’écologiste indienne Vandana Shiva, a raconté leur combat dans un livre coécrit avec Maria Mies, Ecoféminisme (L’Harmattan, 1982).
Parce qu’elles ont été assimilées à la chair, l’animalité, les passions, les femmes seraient intrinsèquement victimes d’une domination rationaliste, techniciste et savante, postulent les mouvements écoféministes. «Homme-culture et femme-nature?», s'interrogeait l'anthropologue Nicole-Claude Mathieu dans un article de 1973 fustigeant le «fétichisme biologique» qui juge les femmes incapables «d'opposer l'état de société à l'état de nature».Traditionnellement, le féminin et la nature se rejoignent : on parle de «Terre mère», de «planète nourricière». Le masculin, lui, dialogue avec la culture, celle «qui entretient un rapport destructeur avec [notre environnement] et brutal avec les femmes» écrit la philosophe Émilie Hache en introduction d’un recueil de textes écoféministes dont elle a dirigé la parution aux éditions Cambourakis. Le livre s’intitule Reclaim, parce que «si l’on devait choisir un geste, un mot capable d’attraper et nommer ce que font les écoféministes, ce serait [ce] terme [emprunté] au vocabulaire écologique» qui signifie réappropriation ou réhabilitation. Se réapproprier son corps, réhabiliter la Terre sont ce à quoi s’attellent les écoféministes qui redécouvrent la culture des guérisseuses qui existait en Europe avant l’éradication des sorcières. La poétesse Susan Griffin décrit dans un texte la façon dont le christianisme a associé le corps des femmes au Diable, «utilisant leur chair comme appât», à la sensualité et l’émotivité, l’utérus («hyster») étant le «siège des émotions». Dieu est à l’image de l’homme, et non de la femme, Ève, la pécheresse, est la chair, Adam est l’âme. L’historienne Carol P. Christ rappelle, après Simone de Beauvoir, la «fonction de la religion patriarcale comme légitimation du pouvoir masculin». «Si Dieu dans son ciel est un père dirigeant son peuple, alors c’est dans la nature des choses et conformément au plan divin et à l’ordre de l’univers que la société soit dominée par les hommes», écrit la théologienne féministe Mary Daly, auteure de Gyn/ecology (1978).
Paradoxes
Dès lors, les écoféministes se sont attachées à redécouvrir les traces du «culte de la Déesse», en Europe pré-indo-européenne, dans les traditions amérindiennes, méditerranéennes, hindoues, africaines… La dimension spirituelle est très importante dans l’écoféminisme, et lui a valu de nombreuses critiques. Starhawk, auteure du manifeste écoféministe Rêver l’obscur (Cambourakis, 2015), membre du mouvement Wicca qui pratique un culte néopaïen, se revendique sorcière, héritière de ces guérisseuses qui furent brûlées vives. Cet aspect ritualisé, presque animiste, a souvent servi d’argument pour décrédibiliser l’écoféminisme, notamment au sein du monde académique qui a également régulièrement taxé le mouvement d’essentialisme.
Car l’écoféminisme est accusé de porter, dès son énoncé, une lourde contradiction. Si l’émancipation des femmes s’est faite en s’arrachant de l’assignation à la nature, si les féministes ont proclamé qu’il n’existait pas d'«essence féminine», réclamant une stricte égalité entre hommes et femmes. Comment dès lors comprendre un mouvement qui, «souhaitant valoriser ce qui a été dévalorisé», incite les femmes «à apprendre à aimer leurs corps contre la haine de la culture patriarcale, ne pas dénigrer leurs menstruations, leur pouvoir de donner la vie, l’entrée dans la ménopause». Il y a là un insoluble paradoxe, un nœud théorique insurmontable, estiment notamment les féministes matérialistes françaises, qui s’opposent avec virulence au différentialisme. Cette divergence de vue conceptuelle explique pourquoi ce mouvement est si méconnu en France. Pourtant, l’une de ses ramifications, les mouvements de femmes pour la justice environnementale, pourrait lui permettre d’obtenir un accueil plus favorable.
Graines de lutte
Aux Etats-Unis, et ailleurs, des mouvements qui ne se revendiquaient ni féministes ni écologistes, ont pris à bras-le-corps les problématiques de pollution et d’environnement intoxiqué dans leurs communautés. On pense bien sûr à Erin Brockovich, la lanceuse d’alerte rendue mondialement célèbre par le film éponyme de Steven Soderbergh. Il faut pourtant rappeler que ce mouvement est largement composé de femmes noires ou latinos s’opposant au «racisme environnemental». À Flint, dans le Michigan, les habitants, à 60% hispaniques ou afro-américains, ont bu de l’eau contaminée au plomb pendant plus de 18 mois. La candidate Hillary Clinton se demandait à leur propos si cette situation aurait duré si longtemps en dépit de leurs tentatives d’alertes si les habitants de Flint avaient été blancs. Dans un article de Slate, la journaliste Claire Levenson rappelle que le cas Flint est loin d’être isolé, et évoque notamment la lutte de la militante Margie Eugene-Richard pour que l’entreprise pétrolière Shell dédommage les habitants de sa communauté, la «Cancer Alley», en Louisiane, où l’on trouve plus de «150 usines et raffineries dans un rayon de 135 kilomètres». «L’un des fils rouges qui se dessine à travers ces mouvements de justice environnementale est la question du soin envers la communauté», écrit Émilie Hache en introduction de Reclaim. Cette même question du soin, dite care, traverse nombre de travaux féministes actuels et sous-tend toutes les propositions de réorganisation féministe du travail, plus globalement de la société, et dès lors de notre rapport à l’environnement. Permettra-t-il de réconcilier écoféminisme et matérialisme ?
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