Dans sa chronique au « Monde », l’économiste explique que si l’Union européenne veut relancer sa machine à intégrer, il lui faut réapprendre à investir et à consommer.
LE MONDE | | Par Thomas Piketty (Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d’économie de Paris)
Chronique. Alors que les Vingt-Huit s’apprêtent à durcir les conditions d’entrée dans l’Union européenne (UE), il n’est pas inutile d’essayer d’y voir un peu plus clair sur les réalités migratoires actuelles et, plus généralement, sur le positionnement de l’Europe dans la mondialisation.
Les données disponibles sont imparfaites, mais suffisantes pour établir les principaux ordres de grandeur. Les plus complètes sont celles rassemblées par la division de la population des Nations unies (ONU), à partir des statistiques démographiques transmises par chaque pays et d’un patient travail d’homogénéisation.
Elles permettent de connaître l’évolution des flux migratoires entrants et sortants dans les différents pays du monde, et comprennent aussi les délicates « perspectives de la population mondiale » établies pour les décennies à venir. Si l’on examine les dernières données disponibles, deux faits ressortent clairement.
LA MONDIALISATION DES ANNÉES 1990-2018 EST D’ABORD FINANCIÈRE ET COMMERCIALE, ET N’A JAMAIS ATTEINT LES NIVEAUX MIGRATOIRES OBSERVÉS LORS DE LA PÉRIODE 1870-1914
Tout d’abord, les flux migratoires entrants dans les pays riches (nets des sorties) ont diminué depuis 2010. Ils étaient d’environ 2 millions de personnes par an de 1990 à 1995, 2,5 millions de 1995 à 2000, avant de dépasser les 3 millions de 2000 à 2010, puis de retomber autour de 2 millions entre 2010 et 2018, niveau auquel l’ONU situe sa prévision pour les années à venir.
La population des pays riches avoisinant le milliard d’habitants (500 millions pour l’UE, 350 millions pour Etats-Unis-Canada, 150 millions pour Japon-Océanie), cela signifie que le flux migratoire était inférieur à 0,2 % par an dans les années 1990, avant de monter à près de 0,3 % entre 2000 et 2010, puis de repasser au-dessous de 0,2 % par an depuis 2010.
Ces flux peuvent sembler minuscules, et, d’une certaine façon, ils le sont : la mondialisation des années 1990-2018 est d’abord financière et commerciale, et n’a jamais atteint les niveaux migratoires observés lors de la période 1870-1914.
La différence, toutefois, est que les nouveaux flux migratoires aboutissent à davantage de brassages multiculturels (alors que les flux anciens étaient surtout internes à l’Atlantique nord), et qu’ils s’inscrivent dans un contexte de stagnation démographique : le nombre annuel de naissances est maintenant inférieur à 1 % de la population dans nombre de pays riches, ce qui veut dire qu’un apport annuel de 0,2 % ou 0,3 % aboutit à terme à une modification sensible de la composition de la population.
Ce n’est évidemment pas un problème en soi, mais l’expérience récente montre que cela peut malheureusement engendrer des tentatives réussies d’exploitations politiques identitaires, surtout si des politiques adéquates ne sont pas menées pour favoriser les créations d’emplois, de logements et d’infrastructures nécessaires.
Le nombre de migrants entrants divisé par deux
La seconde conclusion frappante qui ressort des données de l’ONU est que la baisse des flux migratoires est principalement le fait de l’Europe. Le nombre de migrants entrants en UE (net des sorties) a été divisé par deux, passant de près de 1,4 million de personnes par an entre 2000 et 2010 à moins de 0,7 million par an entre 2010 et 2018, en dépit de l’afflux des réfugiés et du pic de 2015. Aux Etats-Unis, qui se sont relevés plus facilement que l’Europe de la récession de 2008, le flux est resté stable (1 million par an entre 2000 et 2010, 0,9 million entre 2010 et 2018).
JAMAIS DANS L’HISTOIRE ÉCONOMIQUE ON NE TROUVE LA TRACE D’UN EXCÉDENT COMMERCIAL AUSSI GIGANTESQUE POUR UNE ÉCONOMIE DE CETTE TAILLE
Un troisième fait mérite d’être rapproché des deux premiers. D’après les dernières données de la Banque centrale européenne (BCE), l’excédent commercial de l’union monétaire s’établissait en 2017 à 530 milliards d’euros, soit près de 5 % du produit intérieur brut (PIB) de la zone euros (11 200 milliards d’euros), et se situe sur la même tendance en 2018.
Autrement dit, à chaque fois que les pays de l’union monétaire produisent 100 unités de biens et services, ils n’en consomment et n’en investissent que 95 sur leur territoire. L’écart peut sembler mince, mais, répété d’année en année, il est en réalité considérable. Jamais dans l’histoire économique, ou tout du moins jamais depuis que les statistiques commerciales existent (c’est-à-dire depuis le début du XIXe siècle), on ne trouve la trace d’un excédent aussi gigantesque pour une économie de cette taille.
Certains pays pétroliers ont parfois des excédents supérieurs à 5 % ou 10 % de leur PIB, mais il s’agit d’économies de taille beaucoup plus faible relativement à l’économie mondiale, et, souvent, ils ont une population minuscule – si bien que les heureux détenteurs des ressources ne savent pas trop quoi en faire, à part les accumuler à l’étranger. Cette situation hautement anormale, ou en tout cas totalement inédite, est tirée pour une large part par l’Allemagne, mais pas seulement : l’Italie a par exemple un excédent commercial qui dépasse 3 % du PIB depuis 2015.
Concurrence exacerbée sans pilotage politique
Pour les partisans du marché omniscient et toujours efficace, cette situation serait la conséquence rationnelle du vieillissement : anticipant la petitesse de sa main-d’œuvre et de sa production à venir, voire sa disparition, l’Europe ferait tout simplement des réserves pour ses vieux jours. En vérité, il faut surtout y voir la conséquence d’une concurrence exacerbée sans pilotage politique, et d’une rigueur salariale excessive, qui a conduit à tasser la croissance et à doper les excédents commerciaux.
Rappelons aussi que la zone euro est actuellement en excédent budgétaire primaire : les contribuables paient plus d’impôts qu’ils ne reçoivent de dépenses, avec un écart supérieur à 1 % du PIB. De même que les déficits budgétaires trumpistes ne font qu’aggraver le déficit commercial américain, les excédents budgétaires européens exacerbent notre excédent commercial. Si l’Europe veut un jour relancer sa machine à intégrer, il lui faudra d’abord réapprendre à investir et à consommer.
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