Au centre hospitalier psychiatrique du Rouvray, à Rouen, le 7 juin. Photo Martin Colombert. Hans Lucas
Grèves, conflits, personnel à bout, suicides… Alors que les établissements s’epuisent dans la crise, médecins, infirmiers et aides-soignants perdent patience face à une réforme qui tarde à être annoncée.
Dimanche dans l’après midi, presque à l’heure où Simone Veil entrait au Panthéon, un chirurgien dans un grand hôpital d’Ile-de-France, pourtant solide et expérimenté, a craqué. Il était de garde. Une garde certes chargée, avec une activité soutenue, mais c’était comme d’habitude. A l’issue d’une intervention, il lâche pourtant : «J’en ai assez, je suis fatigué, je m’en vais.» Il retourne dans son bureau, ferme la porte, ce qui n’est pas dans ses habitudes. Au bout d’un certain temps, les infirmières du service, surprises de ne pas l’avoir pu repartir, frappent à la porte. Elle est verrouillée. Elles passent par le balcon. Et là, elles le découvrent inanimé. Aussitôt transféré en réanimation, le chirurgien est toujours dans un état très grave. «C’est un choc terrible pour nous tous», nous dit la directrice. «C’est un homme expérimenté, il est dans le service depuis trois ans, un très bon professionnel», note un de ses collègues qui précise : «Un homme simplement discret, on ne sait pas grand-chose de sa vie.» Ce chirurgien se tait, puis ajoute : «Son geste, que voulez-vous que l’on puisse en dire ? Ce que l’on voit, c’est qu’il a fait ce geste à l’hôpital, dans son bureau et pendant une garde. Et non pas chez lui.»
«Le désert des Tartares»
Silence, hôpital. Cette terrible tentative de suicide ne résume évidemment pas la situation très complexe que traversent aujourd’hui les hôpitaux, ni les difficultés dans lesquelles se débattent et parfois se noient les personnels de santé. Mais, aujourd’hui, ces gestes individuels rencontrent un écho intense, tant l’avenir est devenu fragile. «L’hôpital, même à l’intérieur de ses propres murs, ne nous protège plus», nous disait fortement un directeur de CHU.
En ces premiers jours de juillet, le moment est en effet très particulier. Après des mois d’attente, après l’établissement en septembre 2017 d’un sombre constat par la ministre des Solidarités et de la Santé, Agnès Buzyn, qui diagnostiquait dans Libération un système «à bout de souffle», tout paraît suspendu aux mesures décidées par le gouvernement, reprises à leur compte par Emmanuel Macron annonçant qu’il allait lui-même les rendre publiques. Mais depuis, rien. On attend. Il a d’abord été question de mai, puis juin, puis juillet, et maintenant, annonce la ministre, début septembre.
L’état des lieux est pourtant connu de tous : déficits, problèmes de recrutement des médecins mais aussi du personnel soignant, fatigue, burn-out, et en prime un système de financement, en l’occurrence la tarification à l’activité (T2A), qui s’est révélé dix ans plus tard contre-productif en incitant à privilégier certaines activités dites rentables, et à en délaisser d’autres.
Que faire ? «C’est le sentiment du désert des Tartares», explique un ancien chef de service en chirurgie. La tension est là, palpable. D’autant que les mois de juillet et d’août sont des moments difficiles pour les hôpitaux. Et cette année, peut-être encore plus. Ainsi, en Ile-de-France, un document interne de l’agence régionale de santé, dévoilé par l’Association des médecins urgentistes de France (Amuf), fait craindre de fortes tensions dans les services d’urgences cet été. La tutelle sanitaire a enquêté auprès des établissements de la région pourvus de structures d’urgences pour anticiper d’éventuelles difficultés. Le constat n’est pas bon. Comme le rapporte le Quotidien du médecin, les établissements déplorent 148 postes d’urgentistes vacants au 1er janvier 2018, contre 103 en 2016. En trois ans, le recours à l’intérim a plus que doublé. Enfin, la dégradation des conditions de travail influe sur la motivation des urgentistes et l’attractivité des postes : 37 médecins ont démissionné en 2017, 43 en 2015. L’agence régionale de santé fait aussi le point sur les prévisions capacitaires en lits. Comme l’été dernier, les trois premières semaines d’août seront les plus délicates avec 80 % de taux d’ouverture des lits adulte. En chirurgie, ce taux passe même à 59 % pour la troisième semaine d’août. Bref, l’été sera tendu, très tendu. Au même moment, un peu partout en France, des établissements sont en grève. Début juillet, le mouvement compte notamment une dizaine de services d’urgences. C’est peu, diront certains. «Il y a un tel désabusement qu’il ne faut pas se fier à ces situations qui dorment», lâche un syndicaliste CFDT.
«Comment peut-on guérir ici ?»
Il y a aussi des conflits qui durent, révélant des situations dramatiques, comme celui qui secoue depuis deux semaines l’hôpital psychiatrique du Havre où une dizaine de soignants vivent et dorment sur les toits de l’établissement pour dénoncer leurs conditions de travail. Mardi, le député de La France insoumise François Ruffin est venu leur rendre visite. A lire certains témoignages parus dans le quotidien Paris Normandie, la prise en charge n’est dans cet établissement pas franchement «humaine». «Aux urgences psychiatriques, on accueille quinze patients dans un bâtiment conçu pour cinq», a ainsi déclaré Olivier Legat, chef du pôle psychiatrie. Une infirmière s’interroge : «Comment peut-on guérir ici ?» Dans son service, deux lits ont été installés en plus. Un des lits était un canapé, l’autre est la simple réunion de deux bancs pour trois personnes.
Le même dispositif se retrouve dans la pièce d’à côté, qui n’a rien d’une salle à part entière, mais ressemble plus à un lieu de passage. Deux bancs, deux matelas, et cela fait un lit. «Nos conditions de travail sont indignes. Dans notre hôpital, il manque 50 % de médecins», détaille Nathalie Seignier, syndicaliste. Et de donner un exemple de l’absurdité du moment : «Il y a une nouvelle unité qui a été réhabilitée. Elle est prête à ouvrir depuis six mois pour recevoir les patients qui dorment dans les couloirs. Mais on ne peut pas, faute de personnel. On veut des embauches, insiste-t-elle. On veut discuter avec l’agence régionale de santé, mais elle refuse de nous recevoir. Qu’elle vienne voir comment on travaille, ce n’est par plaisir que l’on dort sur les toits.»
De fait, la liste est longue de ces hôpitaux en souffrance. On pourrait parler de celui de Cayenne où les 17 médecins urgentistes ont démissionné pour dénoncer le manque d’effectifs. Mais aussi évoquer le CHU de Pointe-à-Pitre, qui a brûlé en grande partie. Ou l’hôpital de Vierzon, en grève illimitée, ou celui de la Croix-Rousse à Lyon, où les urgences sont en grève depuis février. Des cas isolés ? «C’est une erreur de croire que 90 % des hôpitaux ou des services d’urgences vont bien, que ce n’est qu’une petite minorité d’établissements qui ont des problèmes, note un directeur d’un grand CHU de province. Or on a un peu le sentiment que c’est l’analyse qui prévaut au ministère.» Et d’ajouter encore, prenant un peu de recul : «Le temps presse. Même dans les écoles d’infirmiers ou d’aides-soignants, on a maintenant du mal à recruter. C’est inquiétant. Comme si quelque chose s’était cassé.»
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