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mardi 1 mai 2018

Trop précoces, des enfants grandeur mature

Par Marlène Thomas — 

Une enfant déguisée. Selon une enquête de Santé publique France, la puberté précoce touche en France près de 1200 filles par an, et dix fois moins de garçons.
Une enfant déguisée. Selon une enquête de Santé publique France, la puberté précoce touche en France près de 1200 filles par an, et dix fois moins de garçons. Photo EMMANUEL PIERROT


Premiers pas, premiers mots et puberté de plus en plus tôt… Le développement va s’accélérant alors que la maturité émotionnelle ne suit pas forcément. Les spécialistes l’expliquent par l’hyperconnexion, l’«hyperparentalité» et un marketing opportuniste.

«Je suis plus un bébé !» La protestation est fréquente chez les enfants à peine entrés en maternelle. Mais si les petits ont toujours tendance à vouloir se grandir, les parents et autres adultes commencent à s’interroger car, depuis ces dernières décennies, les enfants peuvent parfois donner l’impression d’avoir été frappés par une vague de maturité précoce.
En mars, à l’occasion des Assises de la maternelle, Boris Cyrulnik, qui avait préparé le raout à la demande du ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer, a rouvert le débat. Lors de plusieurs interviews, notamment à Libération, le neuropsychiatre connu pour ses travaux sur la résilience déclarait : «Le développement neurobiologique des enfants s’est accéléré. […] De plus en plus de filles ont une puberté précoce et ont leurs règles plus tôt qu’avant. Cette maturité accélérée se retrouve à chaque âge, et notamment en maternelle.» A l’AFP, il précisait : «En une génération, le développement neurologique, psychologique, affectif des enfants est devenu beaucoup plus rapide qu’avant. Les filles, notamment, ont une maturité plus précoce.»

Il convient de définir le terme «maturité» utilisé par Cyrulnik. D’après la définition du Larousse, ce serait une «période de la vie caractérisée par le plein développement physique, intellectuel et affectif». Il est communément établi qu’il existe différentes formes de maturité : psychoaffective, intellectuelle ou encore sexuelle. Le responsable du service de neuropédiatrie au CHU de Strasbourg, Vincent Laugel, étaye : «L’acquisition des étapes que l’on connaît dans le développement des enfants est un peu plus précoce que lors des décennies passées. L’âge moyen de l’acquisition de la marche, par exemple, fixé longtemps vers 15 mois, se situe de plus en plus entre 12 et 15 mois.»

«Langage bébé»

Le spécialiste avance plusieurs raisons à cette tendance : «Ce développement plus précoce est déterminé à la fois par les progrès médicaux, le bien-être nutritionnel, mettant les enfants dans de meilleures conditions pour grandir, et la pression familiale, sociale, scolaire.» Il poursuit : «Ce n’est pas quelque chose que l’on peut voir sur une IRM, mais plutôt via l’utilisation que les enfants font de cette stimulation. Je vois des parents fiers que leur enfant marche à 10 mois, mais ce n’est que le reflet de la stimulation. Il ne développera pas forcément de meilleures dispositions cognitives par la suite.»
Le neuropédiatre estime néanmoins que l’évolution de la maturité ne relève pas de facteurs biologiques, mais de raisons sociétales : «La place de l’enfant est plus importante, les parents l’intègrent davantage dans les discussions et décisions familiales. A l’échelle des siècles, le bien-être médical a sûrement été décisif dans le développement infantile, or, sur les dernières décennies, c’est surtout la stimulation des parents qui a influé.»Isabelle, 42 ans, mère de deux enfants : «Mes enfants savaient lire à 4 ans et demi. Nous leur avons appris tranquillement mais sûrement, à la maison. Ma fille a aussi parlé très tôt : à 18 mois, elle disait "escalier". Depuis leur plus tendre enfance, ils ont des échanges avec nous et on n’a pas pratiqué le "langage bébé".»
Si Vincent Laugel considère que la stimulation intellectuelle de l’enfant est essentielle dès les premières années de la vie, chez certains parents, cela tourne à l’obsession : «On voit des petits avec des emplois du temps de ministre, après l’école c’est le violon, puis la peinture, etc. Cela crée du stress.» Le neuropédagogue et psychopédagogue Alain Sotto constate aussi ce désir de précocité : «La famille s’est repliée sur elle-même et l’enfant est chargé de l’idéal parental, de devenir le plus vite possible un petit adulte. On brûle les étapes pour qu’il soit performant. Les parents projettent sur lui leurs propres difficultés à trouver une place, un travail, du plaisir dans la société. L’hyperparentalité se développe.»

«Angoisses de mort»

La société a aussi influé, en réduisant le temps de l’enfance au profit de l’adolescence, rapporte le sociologue Michel Fize : «L’enfance laisse place à l’adolescence vers 8 ans. Les enfants commencent déjà à capter le langage, la façon de s’habiller, les goûts ados. Ils restent enfants moins longtemps car ils ont le désir de ne pas le rester, l’adolescence représentant plus de liberté. C’est le processus de maturation culturelle.» Un phénomène impulsé depuis une quinzaine d’années par les médias et le marketing : «Par exemple, j’avais comparé deux catalogues la Redoute de 1980 et 2006. En 1980, les enfants portaient de petits pantalons, des jupes. En 2006, ils avaient des blousons à la mode, des tenues d’ados. Ce sont des cibles intéressantes, puisque le marketing ados rapporte bien plus.» Ce que les professionnels américains du secteur des jeux et jouets appelaient, en 2002, le syndrome KGOY (pour «Kids Getting Older Younger»). Cette approche marketing qui cible les jeunes consommateurs a été largement renforcée par l’arrivée d’Internet. «Les plus jeunes, traqués sur les réseaux sociaux, YouTube, sont devenus des prescripteurs de la consommation. Ils remplissent pratiquement le chariot», regrette Alain Sotto.
De son côté, la psychologue de la famille Anne Bacus s’alarme du fait de considérer les enfants plus matures qu’ils ne le sont : «Ils sont bien plus en lien avec la société, l’actualité, les difficultés de leurs parents. Etre en contact avec des soucis qui n’étaient pas les leurs auparavant les fait mûrir. Pour autant, ils n’ont pas la maturité psychologique et émotionnelle pour y faire face. Conséquence, depuis quelques années se développent des angoisses chez des patients de 7 à 10 ans qu’on ne voyait pas il y a dix ans. Ils ne peuvent pas rester seuls ou aller acheter le pain au bout de la rue.» Or, pointe-t-elle, l’impression de maturité est renforcée par la facilité de langage des enfants : «Une petite fille de 4 ans, que je vois en consultation, éprouve des angoisses de mort, ne veut plus dormir. Ses parents m’ont raconté qu’un soir, ils ont exigé qu’elle arrête la télé et aille se coucher. Elle leur a rétorqué "je ne veux plus de vous comme parents", telle une ado de 14 ans. Le père a pris la chose au second degré, lui a ouvert la porte et a lancé : "Si c’est comme ça, va t’en chercher d’autres." Il lui a répondu au même niveau, lui a prêté une maturité qu’elle n’avait pas.»Alain Sotto souligne aussi ce décalage : «Les petits ont plus d’informations dans la tête, mais ce sont des géants aux pieds d’argile. Il ne faut pas négliger leur développement affectif, émotionnel. Il faut que tout soit en phase.»

«Droit à l’enfance»

Anne Bacus insiste sur un paradoxe : «Les parents les traitent comme des grands tout en les surprotégeant. On leur donne des portables à 8 ans pour savoir où ils sont à chaque seconde, mais on ne les protège pas assez des angoisses sociales. Ces jeunes ont souvent du mal ensuite à devenir adultes.» Tous s’accordent finalement pour dire qu’il faut laisser le droit aux enfants d’être des enfants. «Le droit à l’enfance me paraît très important, ce ne sont pas des adultes miniatures. Il faut respecter leur rythme», plaide la psychologue spécialisée dans l’enfance et l’adolescence Béatrice Copper-Royer. Evoqués par Boris Cyrulnik, les cas de puberté précoce jouent également un rôle dans la construction de cette image de «petits adultes», particulièrement chez les filles.
Jean-Claude Carel, chef du service d’endocrinologie à l’hôpital Robert-Debré, à Paris :«En France, on a peu de données, mais on constate dans nombre de pays que le début de la maturation pubertaire (apparition des seins et poils) est plus précoce. Sur une quinzaine d’années, le développement des seins a avancé, en moyenne, d’à peu près un an. On devrait le considérer comme précoce à 7 ans et demi, contre 8 ans auparavant.» La puberté précoce touche en France près de 1 200 filles par an, et dix fois moins de garçons, selon une enquête réalisée par Santé publique France et publiée en mai 2017. «Ce sont les premières données, on ne peut pas établir de comparaison. La plupart des spécialistes affirment voir plus de cas, mais ça n’a pas de valeur épidémiologique.»
Pour expliquer ce phénomène, le spécialiste avance des raisons environnementales : la fréquence de l’obésité et l’exposition aux perturbateurs endocriniens. «La maturation pubertaire s’accompagne d’une maturation cérébrale, mais pour une fillette de moins de 8 ans, c’est très difficile à gérer. Notre rôle est d’intégrer ce décalage entre la survenue de phénomènes prématurés et un cerveau qui n’est pas prêt à recevoir ce message. En moyenne, les filles concernées ont tendance à être un peu en retrait, déprimées, craintives. Les enfants aiment être comme les autres.»Une distorsion entre des changements biologiques précoces et des émotions inadaptées qui montre que l’enfant conserve encore des spécificités propres. Comme dit la chansonnette que des générations se plaisent à détourner, mais en gardant toujours cette entame : «Quand j’étais petit, je n’étais pas grand.»

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