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Dessin Sylvie Serprix
Peut-on observer et modéliser la société humaine comme on manipule une expérience scientifique dans un laboratoire ? C’est la croyance sur laquelle s’appuie une bonne partie de l’économie mondiale et qui, pourtant, ne cesse de montrer ses limites, comme l’analyse le physicien dans son dernier essai.
Les données, celles que nous produisons, celles qui nous évaluent, nous définissent-elles ? Les nombres en cascade qui orientent les politiques économiques reflètent-ils une quelconque réalité ? Ces questions, on a tendance à ne même plus se les poser car nous vivons entourés de ces indicateurs quantitatifs (le PIB, la confiance des ménages, les taux de rentabilité, etc.) censés aboutir à des décisions objectives, puisque les chiffres ne mentent jamais. Pablo Jensen, physicien et directeur de recherche au CNRS, s’est attaqué de front à ces croyances dans son essai Pourquoi la société ne se laisse pas mettre en équations (Seuil). Entretien en 2 pages, 10 382 caractères, 9 questions et 12 occurrences du mot «indicateur».
D’où vient, historiquement, cette volonté de modéliser et de chiffrer la société ?
C’est lié à la gestion d’un Etat centralisé qui veut connaître ce qui se passe dans son pays. Quand on parle du pouvoir absolu et divin des rois, il était dans les faits limité, car ce qu’ils connaissaient de leur territoire était très faible. Quand les Etats ont voulu en savoir plus sur leurs territoires, ils ont créé les statistiques. «Statistique» est aujourd’hui un mot mathématique neutre, mais son étymologie vient bien de «Etat». Quand vous voulez connaître depuis un centre un grand nombre de lieux différents, vous êtes obligés de les homogénéiser un peu pour pouvoir les sommer et les agréger. Quand Napoléon, surtout en temps de guerre, a voulu savoir de combien de blé il pouvait disposer, de combien d’hommes, de combien de minerais, il a fallu standardiser pour pouvoir regrouper. Il y a donc tout un mouvement qui passe par les noms de famille, par les poids et mesures. Cette mise en chiffres est très politique dès le départ.
La mise en chiffres de la société arrive donc au même moment que la standardisation de normes physiques ?
C’est la même tendance. Et pour gouverner tout un pays depuis un centre, ça suppose que vous soyez capable d’établir des communications. Ce phénomène s’accentue avec le train et le télégraphe. Ces mouvements de modernisation et de contrôle centralisé explosent dans la seconde moitié du XIXe siècle. Pour illustrer ça, on peut prendre l’exemple des orchestres. Pendant longtemps, chacun jouait dans sa ville, et il n’y avait pas besoin d’un la qui soit le même partout. Mais, une fois qu’on connecte les lieux, on est obligé d’uniformiser pour qu’un musicien qui voyage s’y retrouve. On a donc imposé le même la partout, la même température partout, etc. Il y a d’ailleurs un certain Albert Einstein qui a travaillé sur la possibilité de synchroniser les heures dans les différentes gares, et on pense que ça a abouti pour lui à la théorie de la relativité, mais c’est une autre histoire.
Et puis on a commencé à se servir d’indicateurs et de modèles mathématiques pour quantifier la société et valider des décisions…
On pourrait aller chercher l’origine de leur utilisation de plus en plus massive dans l’influence des sciences dures, mais ce n’est pas vraiment le cas. Il y a une étude de l’historien des sciences Theodore Porter qui montre que cette pression pour utiliser des indicateurs quantitatifs apparaît quand la société ne fait plus confiance aux experts. Il prend l’exemple du Mississippi et de la construction des barrages dans les années 40. Jusque-là, les experts décidaient entre eux et on leur faisait confiance (en France, on a continué longtemps à leur faire confiance). Mais on a forcé ces experts à objectiver leurs décisions en quantifiant. Eux ne le voulaient pas, car ils savaient que c’était très difficile de mettre en nombres des choses comme la valeur socio-économique d’un barrage. Mais on leur a imposé cette transparence. C’est vrai qu’en objectivant, on simplifie, on perd de l’information, mais ça force à expliciter et il devient possible de contre-expertiser.
Dans l’exemple de Notre-Dame-des-Landes, on peut voir que le bureau d’étude qui a estimé le gain issu de la construction à 900 millions d’euros l’a fait sur des données très contestables. Du coup, si on a les moyens de se payer une contre-expertise, on peut avancer des arguments et il y a un débat. Alors que si c’est décidé par quatre experts dans un cabinet parce qu’ils sont censés être porteurs de l’intérêt général, on ne peut rien contredire. Ces indicateurs relèvent donc finalement d’une exigence démocratique.
L’utilisation de ces chiffres s’est généralisée et on a fini par leur attribuer une valeur d’objectivité. On ne contredit pas un chiffre…
Ça vient peut-être de la manière dont les maths sont enseignées à l’école et du mysticisme qui les entoure. Tant qu’on reste à l’intérieur des maths, c’est un outil rigoureux et inattaquable. Si on énonce le théorème de Pythagore ou «1 + 1 = 2», personne ne le peut le contester. On comprend que ce savoir inattaquable puisse fasciner les gens. Imaginez qu’on ait le même type de savoir en politique et qu’on puisse déduire scientifiquement la meilleure solution à appliquer… Le but de mon livre, c’est de montrer que si les indicateurs quantitatifs ont certains mérites, ils ont aussi leur fragilité. Transformer le monde en chiffres, c’est une opération très subjective et ça nécessite des hypothèses. Et rien de ce que vous dites en utilisant des indicateurs n’est plus sûr que les hypothèses que vous avez faites au départ. Vous pouvez faire un tuyau aussi beau que vous voulez avec les mathématiques, si vous ne le connectez pas à une bonne source, vous n’aurez pas d’eau à l’autre bout.
Dans cette volonté de modéliser la société, pour aboutir à des prédictions, on arrive très vite à essentialiser l’individu, à en faire un atome social…
C’est le côté épistémologique de ces modèles où on va remplacer l’humain par une sorte de petit robot, un automate qui va suivre les instructions qu’on lui a données. On constate à chaque fois que ça ne marche pas. Mais c’est important de souligner le côté politique : en gros, quand vous basez des modèles sur ça, et les modèles économiques le sont pour la plupart, avec des atomes sociaux qu’on définit par des préférences et une fonction d’utilité, ce sont, si on utilise l’image de l’anthropologue James Scott, des molécules dont le cerveau est ailleurs. Le cerveau, c’est le chercheur, qui a fixé ses préférences et qui voit se dérouler son monde. Et c’est excitant de créer un monde et de voir ce qu’il s’y passe. On joue à être un dieu. Mais, politiquement, ça nous ramène à cette idée de centralisation. Il y a des limites aussi bien scientifiques que politiques à ces modèles.
On est en train de voir apparaître des modèles conçus par des systèmes d’intelligence artificielle. Ces chiffres ne risquent-ils pas de démultiplier cet effet trompeur d’objectivité ?
Ce sont vraiment des boîtes noires. A deux niveaux : celui de l’algorithme en tant que tel, et celui de l’efficacité. C’est très difficile de faire une étude objective pour savoir si ça marche ou pas, tout bêtement. Du coup, ça se prête au fantasme. Les quelques études qui ont été rendues publiques montrent que les systèmes de prédiction ne donnent rien. Il y a cet exemple de prédiction de la récidive aux Etats-Unis. Une étude a comparé les résultats des algorithmes à des décisions prises par des gens à partir des mêmes données (antécédents, casier, etc.). Et on obtient des résultats du même ordre, un peu au-dessus du hasard. On voit que ces algorithmes ne font pas mieux que l’intuition humaine. Ça rappelle les prévisions de croissance économique. D’un côté, on a des modèles d’une complexité folle et, de l’autre, le simple fait de dire que la croissance d’une année est égale à celle de l’année précédente. Le taux d’erreur constaté est équivalent pour les deux méthodes.
Vous expliquez que les indicateurs ne reflètent pas la société, mais ils peuvent être utiles pour observer son évolution dans le temps…
On a généralement une interprétation un peu naïve des indicateurs, où on leur demande d’être ontologiques, au sens où ils doivent représenter la réalité. Comme les maths, ils sont avant tout des systèmes qui connectent. Pour illustrer ça, on peut regarder du côté de Newton. Pour faire ses calculs sur le système solaire, il a considéré qu’une planète était juste une masse. C’est une réduction extrême de l’objet planète et, pourtant, ça marche. Pourquoi ? Parce qu’il a trouvé des stabilités dans le système solaire, et cette masse lui permet de connecter ce que fait la planète 1 par rapport à la planète 2. Si la masse est deux fois plus forte, l’attraction sera deux fois plus forte. Il ne faut donc pas juger la masse en disant que ça ne raconte rien de la planète, elle ne fait que la connecter à d’autres objets.
Il faut juger un indicateur quantitatif à sa capacité de connecter, de manière plus ou moins fiable, différentes situations. Ça marche bien pour la masse et la température, par exemple. Pour le nombre de citations d’un chercheur, qui est utilisé dans son évaluation, ou le PIB, il n’y a pas grand-chose derrière en termes de stabilité qui permette une utilisation fiable. Ce sont des simplifications moins légitimes.
Donc, si on prend le PIB, ça peut éventuellement servir à comparer des pays, mais ça ne dit rien d’un pays en lui-même.
Ça capture quelque chose de l’économie. Si vous avez un PIB par habitant, qui vaut dix fois plus dans un pays que dans un autre, ça veut bien dire quelque chose. Quand on regarde le travail effectué par l’économiste Thomas Piketty sur plusieurs siècles, en essayant de rendre homogènes les données pour pouvoir connecter la façon dont on vit maintenant avec celle dont on vivait du temps de Balzac, on peut aboutir à des constats intéressants, comme le fait qu’on est en train de se diriger vers une société de rentiers. Cette connexion rendue possible enrichit notre perception sur ce qui est en train de se passer aujourd’hui.
Face à un indicateur, faut-il toujours se poser la question du futur vers lequel il veut nous porter ?
C’est effectivement la bonne question. Par exemple, si on s’accroche au PIB et qu’on veut l’augmenter, on va isoler les manières efficaces de le faire et ça nous mène vers un certain type de futur. Si on décide d’y inclure certaines données écologiques, ça peut changer la direction. Il ne faut donc pas se contenter de questionner les indicateurs parce qu’ils sont réducteurs, ce qui est vrai, mais se demander aussi qui les a faits et où ça nous mène.
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