Le biologiste et philosophe relit l’« Ethique » à la lumière des récents résultats des sciences cognitives.
Cours de philosophie biologique et cognitiviste. Spinoza et la biologie actuelle, d’Henri Atlan, Odile Jacob, 636 p.
Spinoza est à la mode. Celui dont Hegel raillait la « splendeur orientale » et dont Heidegger prononçait à peine le nom est aujourd’hui un totem des nouvelles radicalités, un ultra-contemporain. Cette popularité laisse rêveur, quand on sait que ce penseur amstellodamois (1632-1677) n’a produit qu’une œuvre relativement brève, qui aurait fort bien pu être rangée dans le corpus des « petits cartésiens », malgré d’autres influences (celle de Maïmonide par exemple).
Un coup d’œil à ses traités politiques, loin de révéler en lui un prérévolutionnaire, montre qu’il perpétue l’attitude hautaine des classiques vis-à-vis d’un peuple considéré comme indécrottablement empreint de superstitions, plus à contenir qu’à affranchir, et que, quand il théorise la liberté de penser, il ne la destine qu’à une poignée de philosophes. Ses œuvres principales nous mènent donc loin de Nuit debout et des insurgés qui ont fait de Spinoza un drapeau.
En France, l’école spinoziste est ancienne. Depuis l’excellent commentaire de l’Ethique dû à Martial Guéroult (1891-1976 ; Aubier, 1968-1974), certains tenants de la « pensée critique », Gilles Deleuze au premier chef (Spinoza et le problème de l’expression, Minuit, 1968), se sont penchés sur cette philosophie. La réflexion s’est déplacée, au XXe siècle, vers une interprétation centrée sur la politique. Elle est menée par les anciens élèves de Louis Althusser, marxistes ou postmarxistes, comme Pierre Macherey ou Etienne Balibar.
Le livre que publie ce dernier en est une illustration. Intitulé Spinoza politique. Le transindividuel (PUF, 576 p., 27 €), ce recueil d’articles étudie, entre autres, la « crainte des masses » chez Spinoza, et la gestation de l’idée démocratique par la limitation du pouvoir de l’Etat qu’on peut puiser, selon Balibar, dans ces textes suffisamment énigmatiques pour accueillir toutes sortes de lectures.
La nature et l’esprit sont d’un bloc
Le nouvel ouvrage du biologiste et philosophe Henri Atlan (né en 1931) a l’avantage de nous en proposer une qui nous éloigne de la politique pour nous plonger au cœur des neurosciences. Elle est d’autant plus inattendue qu’à la différence de ses contemporains Descartes, Robert Boyle, Pascal ou Leibniz, Spinoza a eu un apport à la science de son temps assez mince, voire inexistant.
Mais, pour Henri Atlan, si Spinoza est actuel, il le doit à sa métaphysique, développée dans son livre posthume et majeur, l’Ethique. Le moule des concepts spinozistes s’adapterait adéquatement au développement récent des « neurosciences cognitives ». Car l’idée spinoziste selon laquelle la nature et l’esprit sont d’un bloc, ou d’une substance unique, doit permettre de surmonter les impasses héritées de Descartes, dont le dualisme de la pensée et la matière entre en contradiction avec le processus de naturalisation de l’esprit humain en cours dans la biologie contemporaine.
« Qui se laisse comme “prendre par la main” sur le chemin indiqué » par Spinoza « ne peut donc pas négliger la compréhension claire et distincte de ce que nous apporte l’accumulation de connaissance de phénomènes mentaux avec leurs corrélats corporels », estime Henri Atlan. Et il le prouve par un commentaire souvent technique mais toujours clair, croisant la recherche la plus pointue sur le cerveau avec une analyse fouillée de l’Ethique.
Il s’agit de renvoyer dos à dos une idéologie néomatérialiste, pour laquelle tout se réduit au cerveau ou à l’ADN, et son opposé, un idéalisme irréductible, allergique à toute interprétation mécaniste du vivant, parfois au profit du créationnisme et de l’intelligence design (qui postule la présence d’un dessein divin lové jusque dans les molécules).
Pourquoi Spinoza nous fait-il échapper à cette polarité stérile ? Parce que sa thèse de l’unicité de la « substance » (Dieu ou la nature), d’où procède une infinité d’attributs dont nous ne connaissons que deux, la matière et la pensée, présente les faits mentaux comme deux faces d’une même réalité observée de deux points de vue, psychique ou corporel. Tout divers qu’ils soient, il y a entre eux une « identité synthétique » (expression empruntée à la thermodynamique, qui signifie qu’une même grandeur peut se traduire de façon différente).
Le « nouvel inconscient » cérébral
Contrairement à une opinion bien enracinée, mais qui semble perpétuer le dualisme entre pensée et matière, il n’y a pas chez Spinoza de « parallélisme » ; du reste, l’expression est de Leibniz (1646-1716). Affirmer que l’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses n’implique pas qu’il s’agisse d’éléments hétérogènes miraculeusement en harmonie : il s’agit bien d’un même objet abordé sous deux perspectives.
De même, le « nouvel inconscient » cérébral porté par les sciences cognitives s’incarne-t-il autant par notre cerveau que par notre système immunitaire. Cette affinité élective du spinozisme avec ces dernières l’érige en tout cas, sur un mode plus convaincant que certains de ses usages politiques, en clé de notre modernité.
Lire un extrait sur le site des éditions Odile Jacob.
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