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vendredi 4 mai 2018

Psychiatrie : Saint-Egrève dans la nuit hospitalière

Par Eric Favereau, Envoyé spécial à Saint-Egrève (Isère)  




Après un meurtre commis par un patient en 2008, l’établissement s’était vu promettre des moyens, qui ne sont jamais arrivés. Face aux lits supprimés et à un phénomène d’engorgement, des médecins sont partis, d’autres tentent d’exercer malgré les difficultés.

L’hôpital psychiatrique de Saint-Egrève, en Isère, est un parfait symptôme des limites des politiques publiques : on y retrouve un condensé des impasses actuelles avec d’un côté une volonté de fermer des lits à tous crins et de l’autre un manque de moyens criants. Et, au milieu, des professionnels de la santé qui désertent…

Nous sommes pourtant dans un bel endroit, situé à la sortie de Grenoble, et lorsque le printemps y met du sien, le parc du centre hospitalier spécialisé (CHS) de Saint-Egrève est magnifique. Les malades ? On ne les voit guère : la plupart restent repliés à l’intérieur des bâtiments. Dans le parc, il y a un court de tennis, mais personne n’y joue. A l’entrée, de l’autre côté du porche, stationne la voiture du service accueil et garde. C’est un nouveau dispositif, avec deux infirmiers toujours disponibles et prêts à intervenir si un service se sent débordé par un patient.«Rien que le fait de les voir arriver calme la situation», note une de leurs collègues.
Ce jour-là à Saint-Egrève, on attend la visite d’une inspection de l’Agence régionale de santé (ARS), après la plainte des parents d’un malade qui se retrouve attaché toute la journée. Juste avant, le directeur de cabinet du préfet est passé pour une visite de routine au cours de laquelle il a longuement discuté de l’avenir du lieu avec la présidente de la Commission médicale d’établissement (CME), Giovanna Venturi-Maestri.
La situation de l’hôpital de Saint-Egrève est de ce fait emblématique des difficultés de l’hospitalisation publique en France : des consignes contradictoires, des slogans en guise de stratégie, des exigences impossibles à satisfaire et un certain mépris de la part des autorités sanitaires, qui soutiennent rarement le personnel. D’origine italienne, la cinquantaine, Giovanna Venturi-Maestri raconte très bien la difficulté de faire correctement son travail : «Nous sommes dans une situation difficile, critique même. On peut parfois se sentir bien seul, mais je veux rester optimiste, je ne veux pas désespérer de la psychiatrie publique.» Pas question de déserter : «J’aime ce que je fais», insiste-elle.

Parcours absurde

L’hôpital de Saint-Egrève a été marqué par le meurtre commis en novembre 2008 par l’un de ses patients, qui avait fugué à Grenoble pour acheter des cigarettes et qui avait poignardé un étudiant. Ce crime fortement médiatisé avait suscité un discours très sécuritaire chez un certain Nicolas Sarkozy, alors président de la République. «J’ai été choqué par cette affaire, s’était-il alors exclamé. Voilà une personne éminemment dangereuse qui bénéficiait pourtant de deux sorties par semaine ! […] Ces faits divers doivent nous interroger sur les lacunes qu’ils peuvent révéler dans le système d’organisation et de prise en charge. Surtout lorsque ces drames ne peuvent être imputés à la fatalité.»
Les pouvoirs publics avaient alors promis des moyens… qui ne sont jamais arrivés. Dix ans plus tard, l’hôpital est toujours debout mais il se délite, doucement. «Pourquoi je reste à Saint-Egrève ?s’interroge Bruno Caron, qui dirige un centre médico-psychologique (CMP) pour les patients de Grenoble. Je ne sais pas, peut-être parce que je sais que je peux partir à tout moment et m’installer en ville sans problème.»
Aujourd’hui, les psychiatres désertent l’hôpital de Saint-Egrève. Sur 120 postes, plus de 20 % ne trouvent pas preneurs. Parallèlement, près de 90 psychiatres exercent en ville. Et ceux-là vivent plutôt bien. «On est les parents pauvres… pointe Moustapha Bensaadi, qui dirige le pôle des urgences. Et pourtant, nous prenons en charge les malades souvent les plus difficiles.» La cinquantaine, l’homme est compétent, mesuré, sans aigreur. Il comptera bientôt vingt ans d’activité à Saint-Egrève. Sans emphase, il décrit l’absurde parcours de soins que doit emprunter tout patient : une suite d’engorgements, d’attentes, de labyrinthes et, parfois, de mauvais traitements.
Le CHS de Saint-Egrève est supposé prendre en charge tous les patients atteints de troubles mentaux du département. Leur parcours est déterminé : lorsqu’il y a urgence, on doit se rendre aux urgences générales du CHU de Grenoble où il y a une permanence psychiatrique. Il revient ensuite aux urgences de juger s’il est nécessaire d’hospitaliser le patient, ce qui ne peut se faire qu’à Saint-Egrève. Mais comment faire quand il n’y a pas de lits disponibles ? Les malades attendent. C’est l’enfer. Le CHU de Grenoble déborde, les urgences encore plus. Des patients peuvent passer ainsi plusieurs jours sur des brancards, dans les couloirs. Certes, un service de dix lits d’attente existe désormais à Saint-Egrève, mais il est toujours plein. «Depuis plus d’un an, c’est vraiment dur», insiste Moustapha Bensaadi, confronté à l’absurdité des décisions administratives.«Près de 60 lits ont été fermés dans notre établissement. En même temps, on a dû accueillir le secteur de psychiatrie qui était localisé dans le CHU : il est venu à Saint-Egrève, mais sans les psychiatres, qui ont voulu rester au CHU. Donc cela a débouché sur une nouvelle fermeture de lits.»

Mauvaise prise en charge

C’est le cercle vicieux : faute de psychiatres, on ferme des lits. Moins de lits signifie plus d’attente aux urgences du CHU, donc une mauvaise prise en charge… et ainsi de suite. «Cela rend nos conditions de travail difficiles, déplore le médecin.Les jeunes psychiatres ne veulent pas rester. Quand ils ont le choix, ils s’en vont.»Sans compter que le nombre d’urgences relevant de la psychiatrie augmente : «Nous sommes passés de 220 par mois à 270 ou 280», décrit Moustapha Bensaadi. «Les malades mentaux ne font pas recette dans les couloirs. On va les attacher de plus en plus sur les brancards», lâche Pierre Murry, ancien président de la CME. «Nous sommes dans un bassin de population avec une démographie en plein accroissement, or nous avons toujours été un département avec un nombre de lits insuffisant», souligne Bruno Caron.
«Comment voulez-vous que l’on vienne avec plaisir au travail ?» s’exclame une cadre de santé CGT. Sur le site de l’hôpital, il est pourtant écrit que l’établissement public de santé mentale «constitue un acteur majeur du soin psychiatrique en Auvergne-Rhône-Alpes», qui dessert plus de 800 000 habitants sur les deux tiers du sud de l’Isère. Assurément… «Une des particularités de cet établissement est d’avoir son site principal sur la commune de Saint-Egrève tout en comptant plus de 70 lieux de soins répartis sur l’ensemble du territoire.»Diantre… Et encore : «Saint-Egrève est un établissement dynamique, en perpétuelle évolution, afin d’offrir à ses patients une prise en charge de qualité.»

«Goulot d’étranglement»

Le décalage entre paroles et réalité est saisissant. Bruno Caron, lui, évoque le désabusement, les collègues qui changent de région, les démissions en chaîne : «On est entrés dans une zone critique, les burn-out se multiplient.» La réponse des pouvoirs publics, via l’ARS, prend la forme d’un slogan : «Il faut prendre le virage ambulatoire.» C’est dit et martelé sur tous les tons. Mais est-ce autre chose qu’un leurre ? Certes, il y a une vingtaine d’années, bon nombre d’hôpitaux psychiatriques ont hébergé en masse, et pendant de longues périodes, certains de leurs malades, sans nécessité thérapeutique. Plus de 10 000 lits ont alors été fermés. Mais le verre est à moitié vide. «Maintenant, c’est toujours le goulot d’étranglement, lâche un cadre de santé. On n’a plus jamais de lits disponibles, on est toujours en suroccupation.» Réponse des tutelles, imperturbables : il y aurait encore entre 15 et 20 % d’hospitalisations inadéquates. La présidente de la CME rétorque : «Je veux bien le croire, mais comment faites-vous pour mettre dehors certains patients ? Quelqu’un qui est psychotique ou déficient mental, qui plus est SDF, vous voulez le mettre dans un foyer médical : pas de place. Le mettre dans une maison d’accueil spécialisée ? C’est entre quatre et six ans d’attente.» Comment faire face à ces demandes contradictoires ? «C’est cela qui est le plus déroutant, on nous tient des discours totalement incohérents»,soupire Bruno Caron.
Pour autant, la nouvelle directrice de l’hôpital de Saint-Egrève, Véronique Bourrachot, arrivée il y a tout juste quelques mois, ne veut pas désespérer. Elle affirme qu’il faut être «patient», demande qu’on ne noircisse pas le tableau.«L’établissement est dans une période transitoire. Il faut être vigilant. Et cela prend du temps». Mais comment sortir de ce cercle vicieux ? «Nous connaissons un afflux de patients, c’est exact, et il manque quelques lits sur l’établissement. J’envisage d’augmenter au moins d’une dizaine de lits qui sont aujourd’hui gelés.»Et puis, insiste Véronique Bourrachot, «il faut travailler sur l’attractivité, pour faire venir des médecins. J’ai constitué un groupe de travail avec de jeunes professionnels, avec des internes, pour travailler sur les profils de postes, sur des parcours professionnels, travailler sur des temps partiels. Il faut rester positif». Et cependant, ce soir-là, près de 20 patients restaient sur des brancards, en attente d’un lit…

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