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mardi 15 mai 2018

Simone de Beauvoir, féministe paradoxale

La grande écrivaine (1908-1986) entre dans « La Pléiade » avec ses livres autobiographiques. La romancière Camille Laurens y voit l’auteure du « Deuxième Sexe » fidèle à la littérature – et à Sartre.

LE MONDE DES LIVRES  | Par 

Mémoires I et II, de Simone de Beauvoir, édité sous la direction de Jean-Louis Jeannelle et Eliane Lecarne-Tabone, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1584 p. et 1696 p. sous coffret.
Simone de Beauvoir, en 1957.

« Dissiper les mystifications, dire la vérité, c’est l’un des buts que j’ai le plus obstinément poursuivis à travers mes livres. » Sans doute cette phrase, extraite de Tout compte fait,s’applique-t-elle bien au cycle mémoriel que Simone de Beauvoir a mené durant vingt-cinq ans, ressaisissant, entre 1956 et 1981, à la fois presque toute sa vie – elle était née en 1908, morte en 1986 – et une période historique riche en événements majeurs. Dans ce genre si particulier des Mémoires, qui imbrique l’intime et l’Histoire, et par lequel elle entre dans « La Pléiade », Beauvoir envisage sa vie comme « une expérience exemplaire où se refléterait le monde entier ». Elle revient à plusieurs reprises sur son exigence de transparence et d’authenticité.

Portraits tendres ou acérés


Pour autant, à quelle vérité sa mémoire, au fil des ans, s’est-elle d’abord attachée ? Qu’est-ce qui mérite d’être raconté ? Les événements, qu’elle en soit observatrice ou actrice, la maladie, la mort même sont décrits avec la minutie d’un greffier et un positivisme factuel sans faille, parfois pénible, notamment dans La Cérémonie des adieux, chronique des dernières années de Sartre. Les autres, plus ou moins proches, font l’objet de portraits tendres ou acérés. Son projet de se « jeter toute crue dans un livre », en revanche, rencontre des obstacles et le récit de soi, auto-analyse extraordinairement lucide mais jamais totalement libre, reste entravé par de multiples réserves, omissions, discrétions, recompositions.

« Toute crue », certainement pas dans tous les sens du terme. Si nous ne pouvions lire ailleurs sa correspondance avec son amant américain Nelson Algren (1909-1981), par exemple, que saurions-nous, lisant La Force des choses, de la passion incandescente qu’elle eut pour lui ? Pas grand-chose, en quelques lignes sèches. Il en va de même de ses amours homosexuelles. Crainte du narcissisme si décrié par ses pairs ? Ou bien plutôt volonté de construire un monument impeccablement maîtrisé, qui ne laisse rien au hasard des contingences ? Le « Castor » est d’abord un bâtisseur, après tout. Et puis, mémoires et monuments ont la même fonction, celle de préserver le souvenir de quelque chose… ou de quelqu’un.

« Sartre est pour moi l’incomparable, l’Unique »


Le lecteur – la lectrice – d’aujourd’hui peut s’étonner de voir Jean-Paul Sartre (1905-1980) apparaître sans cesse au fil d’un cycle autobiographique écrit par l’une de nos féministes capitales. Celui-ci couvre en effet moins l’existence de son auteure qu’une sorte de vie mixte et jumelée : leur couple. Et si, au tout début des Mémoires d’une jeune fille rangée, évoquant sa position familiale d’aînée, Beauvoir se dit fière d’être « la première », dans la suite, à commencer par son rang à l’agrégation, elle apparaît toujours seconde, sinon dans l’ombre de Sartre, du moins dans sa lumière. C’est lui son « mentor », lui qui l’oriente vers le roman et les écrits de soi pour se réserver la philosophie, lui qui l’amène à s’interroger sur sa « féminité ». Si Beauvoir est une activiste, elle semble avoir intériorisé sa dépendance à l’égard de son compagnon, dont elle épouse toutes les causes. Quand on a lu avec admiration Le Deuxième Sexe (1949), œuvre si essentielle au progrès de la condition féminine, on regrette parfois que ses propres Mémoires minorent son rôle et la relèguent ainsi au… deuxième plan.

Cependant, l’un des passionnants textes annexes présentés dans cette édition nous donne la « vraie clé » d’accès au monument : « Son bonheur, son œuvre avant la mienne », écrit-elle en 1959 à propos de Sartre. « J’ai été au meilleur – j’ai cédé, comme je l’avais toujours souhaité, à l’évidence de l’absolu. A 50 ans comme à 21, Sartre est pour moi l’incomparable, l’Unique. J’ai cédé à la vérité. » Quand l’amour et le féminisme se rencontrent, ils inventent leur vérité personnelle, inoubliable. Celle de Beauvoir s’appelle Sartre. Sa vie durant, elle a bâti leur mémorial.

Interrogations poignantes


Pour le construire, il lui fallait toutefois un matériau qui soit aussi de vérité. On a reproché à Simone de Beauvoir son style froid ou monotone. Il est vrai que, en la lisant, on retrouve parfois l’impression désagréable qu’a pu laisser sa voix à l’oreille, un ton de maîtresse d’école autoritaire et guère encline aux affects ni à l’empathie. Sans doute était-ce sa façon de lutter contre la vision qu’imposait son époque aux « écrivains femmes », cantonnées aux récits inessentiels, comme si la maîtrise et la pensée étaient phalliques. C’est d’ailleurs par une métaphore virile qu’elle exprime la nécessité d’écrire : « Il y a des jours si beaux qu’on a envie de briller comme le soleil, c’est-à-dire d’éclabousser la terre avec des mots. » Mais elle ajoute : « Il y a des heures si noires qu’il ne reste plus d’autre espoir que ce cri qu’on voudrait pousser. »

Et de fait, parmi des pages mesurées, surgissent plus souvent qu’on n’imagine des moments d’abandon, des interrogations poignantes, non dénuées d’angoisse et de mélancolie, où le pouvoir suprême est laissé aux mots, « le seul transcendant que je reconnaisse et qui m’émeuve », écrit-elle. Sartre, la littérature : deux vérités absolues qui dessinent, tout compte fait, comme en creux, le portrait mémorable d’une femme exceptionnelle.

Signalons la parution en poche du Privilège de Simone de Beauvoir, de Geneviève Fraisse, Folio, « Essais », 156 p.

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