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mardi 15 mai 2018

Anne-Sarah Kertudo, pour le droit au handicap

Portrait. Malentendante depuis l’adolescence et devenue presque aveugle, la juriste veut faire émerger un nouveau regard sur les personnes invalides. Un combat politique.

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO  | Par 

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Anne-Sarah Kertudo, à Paris, en décembre 2017.
Anne-Sarah Kertudo, à Paris, en décembre 2017. ALEXANDRE ISARD / PASCO

Elle veut changer le dictionnaire. ­Directrice de l’association Droit ­pluriel, créée en 2009, Anne-Sarah Kertudo bataille pour que les définitions actuelles du mot « handicap » soient modifiées dans le Larousse de poche, Le Robert et Le Robert Junior. Signée de la ­productrice de cinéma Fabienne Servan-Schreiber, présidente de Droit pluriel depuis 2015, du Conseil national des barreaux et du Conseil national consultatif des personnes handicapées, une lettre ouverte a été adressée mi-mars aux éditeurs de dictionnaires.


Définition


Elle juge inacceptable que le mot « handicap » soit défini comme un « désavantage quelconque, qui met en état d’infériorité », par le Larousse maxi-poche de 2018. Ou comme une « chose qui diminue les chances de s’épanouir ou de réussir », par Le Robert Junior 2018. Si Isabelle Neltner, des éditions Le Robert, a d’ores et déjà indiqué que cette définition va être retravaillée, en se plaçant « du point de vue de l’empêchement et non de ses conséquences », Larousse n’a pas répondu à leur demande, ni à celle du Monde

Malentendante depuis l’adolescence – désormais appareillée et à la surdité insoupçonnable – et malvoyante depuis 2014, il s’agit pour Anne-Sarah Kertudo d’un des multiples combats qu’elle mène en faveur d’un autre regard sur le handicap.

Elle a ouvert la première permanence juridique en langue des signes en 2002 à la mairie du 9arrondissement de Paris. La seule pendant des années. Quelque 300 000 personnes sourdes parlent la langue des signes en France – sur les 6 millions de personnes sourdes et malentendantes. Parmi ces signeurs, 80 % sont analphabètes. « Une population marginalisée, isolée, ­totalement oubliée du système », écrit-elle dans son livre Est-ce qu’on entend la mer à Paris ? (L’Harmattan, 2010), qui raconte son parcours et l’histoire de cette permanence. Au sein de son association, elle se bat pour favoriser ­l’accès au droit pour tous, à travers des formations, colloques… Il y a trois ans, la mort dans l’âme, elle a dû arrêter la permanence juridique. « Je ne m’étais pas rendu compte qu’en perdant la vue, je pouvais perdre une langue. »

« J’étais la paria de l’école »


C’est aussi un combat qu’elle mène depuis ­l’enfance. Avec son frère Julien, son aîné de deux ans, lui aussi touché par la même maladie congénitale – une myopie très rare avec une protrusion des globes oculaires –, ils arpentent cabinets médicaux et hôpitaux, mais aucun diagnostic clair n’est vraiment posé. Elle a grandi « dans un petit village à la campagne, éduquée dans une normalité écrasante, sans que le mot handicap ne soit jamais prononcé ». Puis ses parents déménagent à Paris au moment de son entrée au collège. Son père est consultant en économie et sa mère travaille aujourd’hui au Centre Chopin, dans le 20e arrondissement, où elle emploie des aveugles ­accordeurs. C’est à peu près à ce moment-là, à l’entrée du collège, qu’elle perd une forte partie de son audition. « Pour la première fois, je suis rejetée pour cette différence sociale et physique. J’étais la paria de l’école. Je n’en parlais à personne », se souvient Anne-Sarah Kertudo. Elle cache sa surdité, honteuse de cette différence. Une phrase, prononcée par Charlotte Gainsbourg dans le film L’Effrontée (Claude Miller, 1985), résonne en elle : « Je voudrais être n’importe qui sauf moi. » « De 10 à 20 ans environ, je n’ai pas existé », résume-t-elle.

Elle trouve alors des subterfuges avec une « super-copine », Anne, des codes pour répondre en classe : un coup de pied, de coude, c’est oui ; deux, c’est non, etc. Elle obtient son baccalauréat, puis s’inscrit en droit à université ­Panthéon-Assas. La directrice de l’Institut d’études judiciaires la convoque pour l’avertir : « Le concours est difficile pour les gens normaux ; mais, pour vous, même pas la peine d’y penser… » Elle rate le concours à trois reprises. Son ami Mathieu Simonet, avocat et écrivain, qui l’avait réussi, ne comprend pas, porte ­l’affaire devant la justice, demande accès aux copies. Y figure la lettre « H », comme « handicap ». Quatre années de procédures plus tard, le procès sera gagné contre l’université.

« Le regard des autres »


« Elle transforme ce ressentiment en quelque chose de politique, en mettant de côté ses souffrances pour faire changer les choses », décrit son frère, Julien Kertudo. Pour elle, l’intime est lié au politique. Le militantisme l’a sauvée. A 20 ans, elle découvre l’association Droit au logement. Elle naît alors une seconde fois, change de look, fait attention à son apparence. Anne devient Anne-Sarah. Elle s’implique à fond dans la défense des sans-logis.
« Ce que vivaient les mal-logés était la même expérience que la mienne. J’ai enfin compris que le problème n’était pas moi mais le regard des autres. »
C’est Mathieu Simonet qui l’incite à faire son « coming out ». Ils étaient ensemble au lycée mais ne se parlaient pas. Lorsqu’il la recroise, vers 20 ans, il se dit « ébloui, bluffé par elle, son intelligence, sa beauté incroyable. Elle est hyperféminine, drôle ». Il a écrit un livre sur cette amitié, Belle-Amie, qui paraîtra au Seuil début 2019. Ils se nourrissent l’un l’autre, dans une sorte de gémellité. Il fait alors un parallèle entre son homosexualité à lui… et sa surdité à elle. « Pour moi, le handicap est la dernière minorité, après les Noirs, les homosexuels…, qui n’a pas commencé sa vraie lutte », confirme-t-elle.

Faire entrer les patients dans les équipes soignantes


C’est à nouveau le déni complet lorsqu’elle commence à perdre la vue en 2013. Mathieu Simonet décide de filmer ce moment. Trois années plus tard naît un documentaire qui sort en 2017, Anne-Sarah K. Les premières ­scènes montrent le large sourire d’« ASK » sur un mode glamour, à la Marylin Monroe. On plonge dans son quotidien, empreint de tendresse, avec ses enfants, Colombe, 10 ans, et Loup, 13 ans, et son mari, Loïc, qui crée des jardins dans des lieux où il n’y en a pas. Ce film est aussi une façon pour Anne-Sarah Kertudo de traverser cette épreuve. « Le regard plein d’amour de Mathieu m’a aidée. »

Elle se dit en colère, choquée que « la plupart des médecins regardent le corps comme une bagnole quand une pièce est cassée mais ne prennent pas en compte la vie au quotidien ». Une exception : son ophtalmologiste, Georges Caputo, qui est « normal », dans une écoute bienveillante. « Les gens qui ont perdu la vue m’ont le plus aidée… », confie-t-elle, séduite par l’idée qui commence à émerger de faire entrer les patients dans les équipes soignantes. A 45 ans, cela pourrait être son prochain combat : former les médecins, souvent démunis face au handicap, à la relation.

« Une femme avec qui on prend le maquis »


Elle se souvient de la période où son frère a perdu la vue, à 27 ans, de façon brutale. Il passe alors des mois dans un hôpital parisien. Là non plus, personne ne l’a orienté pour l’après. C’est un choc. « Anne-Sarah a déployé des trésors d’énergie pour faire passer ce temps, en me lisant des romans, la presse », raconte ­Julien – ce que Mathieu Simonet fera lorsque, à son tour, elle perdra la vue. « Elle est d’une ­générosité et d’une humanité exceptionnelles, on s’est beaucoup épaulés l’un l’autre », assure son frère, qui a créé la société de production Musicast. « C’est le roi du rap. On est très fiers de ce que l’autre fait », dit Anne-Sarah.

« Elle est éblouissante, a une soif de comprendre, de ne rien louper, tout en affichant une forme de détente, d’humour, souligne son amie Zabou Breitman. C’est une femme avec qui on prend le maquis, une grande résistante. Elle est à part. » « Je la trouve formidable, passionnée, dans une normalité de vie bien plus ­intense que beaucoup de gens », renchérit ­Fabienne Servan-Schreiber.

Depuis le début de l’année, Anne-Sarah ­Kertudo propose un cycle de « lectures singulières » dans le cadre d’une résidence à la ­librairie parisienne Les Nouveautés, gérée par Dominique Monin, avec le soutien de la ­région Ile-de-France. Onze soirées sur des thèmes différents : lectures en langue des signes, chuchotées, dans le noir… Le handicap y apparaît alors comme une force créatrice. Elle ­concède que le fait de perdre la vue modifie ses relations, et se dit plus connectée aux autres par le toucher. Ses rencontres en ­deviennent plus singulières encore.

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