La chronique de Leïla Slimani, à propos de « Défense de nourrir les vieux », d’Adam Biles.
LE MONDE | | Par Leïla Slimani (Ecrivaine)
Défense de nourrir les vieux (Feeding Time), d’Adam Biles, traduit de l’anglais par Bernard Turle, Grasset, « En lettres d’ancre », 528 p.
Il y a quelques semaines, la situation dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) a brièvement fait la « une ». On y découvrait la manière parfois sordide dont sont traités nos aînés. La déchéance, la solitude, la souffrance. Un abandon qui dit tant sur l’état de notre société… et qui a été bien vite balayé par d’autres actualités. Pourtant, il y aurait tant à raconter sur ces lieux mystérieux que sont les maisons de retraite, sorte de « purgatoires » avant la destination finale. Adam Biles, jeune auteur britannique, s’y emploie dans Défense de nourrir les vieux. Mais on est bien loin ici du récit naturaliste ou de l’analyse sociologique. On pénètre au contraire dans un roman déjanté, corrosif et irrévérencieux, dans la grande tradition anglaise. Où l’humour noir se révèle la meilleure façon d’aborder des réalités insupportables.
Les Chênes verts, où se déroule cet explosif huis clos, est un manoir isolé dans la campagne, qui tient à la fois lieu de prison, de mouroir, d’asile d’aliénés et de grande demeure patrimoniale à l’abandon. La nouvelle venue Dorothy, dites Dott, va vite comprendre que les brochures qui l’ont poussée à s’inscrire ici sont mensongères. Qu’importe, elle veut y retrouver son mari, Leonard. Comme dans un pensionnat ou un lycée, elle s’intègre à une bande menée par le fringant Capitaine Ruggles, qui voit des Allemands et des soldats partout. Et qui se met en tête d’organiser bientôt une évasion.
Noires réalités
Adam Biles le sait bien, parler du monde des vieux, c’est se confronter à une culture du cliché, des phrases vidées de leur sens, au politiquement correct. A un monde « de Grandes platitudes » où l’on prétend que « la vie continue », que « le meilleur est devant vous », dans une négation de la mort et de la déliquescence physique. Noires réalités dont l’auteur fait son miel avec une incroyable drôlerie, ne reculant devant aucune excentricité, riant du corps qui se détraque et même de l’indignité.
L’auteur joue avec les classiques de la littérature et on a parfois l’impression de lire du Dickens sous LSD. Dans les romans comme dans la vie, écrit-il, « les gens ont une fâcheuse tendance à se conformer aux archétypes prescrits. (…) : le Bosseur, le Glandeur, le Fifils à sa maman, le Solitaire, le Rebelle, le Psychopathe, le Génie ». Ces archétypes, Biles les détourne pour nourrir le ressort comique et construire des personnages hauts en couleur. Tel Cormish, le directeur, bien plus occupé à regarder les jeunes filles par la fenêtre et à se masturber qu’à s’enquérir du sort de ses pensionnaires. Ou Frankie, une des « Amies soignantes » droguée et vulgaire qui, dans un moment de colère,« me[t] au défi ces connards de venir critiquer [leur] taf. D’accord c’est pas toujours nickel, merde (…). Ces nazes, la chair de leur chair, ils la mettent dans ce trou à rats… leurs chers pas tout à fait disparus… Parce qu’ils peuvent plus les voir en portrait ».
Ode à la liberté, à la fantaisie mais surtout au pouvoir de l’imagination, le premier roman d’Adam Biles aborde avec finesse, et une élégante mélancolie, la question du sort des vieillards. Il faut ici décerner une mention spéciale au traducteur, Bernard Turle, de ce livre foisonnant et complexe, car l’on devine qu’il n’a pas dû être facile de transposer les jeux de mots et la truculence de la langue.
Lire un extrait sur le site des éditions Grasset.
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