La dépendance, installée dans la population des Etats-Unis, est une conséquence de la mise sur le marché de ces analgésiques proches de l’héroïne et de la morphine dans les années 1990, explique dans sa chronique notre journaliste Stéphane Foucart.
Chronique. A presque un quart de siècle de distance, les deux scènes se ressemblent étrangement : des quinquagénaires à la mise impeccable, grisonnants et cravatés, debout en rang d’oignons sous les ors du Capitole, levant la main droite pour prêter serment. Mardi 8 mai, une brochette de patrons de sociétés de distribution de produits pharmaceutiques ont été interrogés, trois heures durant, par une commission parlementaire désireuse de faire la lumière sur la « crise des opioïdes » qui frappe les Etats-Unis.
Voilà qui rappelait les auditions, au printemps 1994 et au même endroit ou presque, des sept grands capitaines de l’industrie cigarettière américaine, jurant leurs grands dieux que la nicotine n’induisait aucune dépendance chez les fumeurs… Comme le scandale de la dissimulation des risques du tabac en son temps, celui des opioïdes vient rappeler que les principales menaces qu’affronte la société américaine ne sont aujourd’hui pas extérieures – comme les gesticulations de Donald Trump veulent le faire accroire –, mais intérieures.
De fait, la dépendance aux opioïdes qui s’est installée dans la population américaine est aujourd’hui l’une des plus graves crises sanitaires – peut-être la plus grave – auxquelles sont confrontés les Etats-Unis. Elle a été causée par l’autorisation, au milieu des années 1990, d’antalgiques puissants, proches cousins de l’héroïne et de la morphine, prescrits non de manière ponctuelle – après une intervention, ou à des patients en soins palliatifs, par exemple – mais en traitement de douleurs chroniques.
Mouvement de désocialisation
Ce changement des pratiques médicales – suscité par les laboratoires ayant développé et commercialisé ces antidouleurs – a provoqué une catastrophe. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : pour l’année 2016, les autorités sanitaires américaines ont recensé 64 000 morts par overdose, dont une grande part provoquée par des produits à base d’opioïdes, obtenus sur prescription ou illégalement sur le marché noir. Dans ce bilan, l’héroïne est bien à l’origine d’environ 15 000 morts, mais une étude publiée en 2014 par le Journal of the American Medical Association (JAMA) suggère qu’aux Etats-Unis, les trois quarts des utilisateurs d’héroïne actuels sont entrés en dépendance après une prescription d’opioïdes par leur médecin.
Les trois quarts des utilisateurs d’héroïne actuels sont entrés en dépendance après une prescription d’opioïdes par leur médecin
Au total, même s’il est impossible de le démontrer formellement et de le quantifier de manière précise, il est plausible qu’une très large part de la mortalité par overdose enregistrée ces dernières années outre-Atlantique soit directement ou indirectement le fait de la mise sur le marché de ces analgésiques. Un simple chiffre permet de s’en convaincre : en 1990, au plus fort de la guerre de l’Etat fédéral contre les cartels colombiens, le nombre de morts par overdose aux Etats-Unis n’excédait pas 10 000 par an, toutes catégories confondues. C’est aujourd’hui sept fois plus. Pour fixer les idées, rappelons que les armes à feu font environ 34 000 morts par an aux Etats-Unis, ou encore que le pic de mortalité annuelle due au sida y a été atteint en 1995 avec quelque 46 000 morts…
Et il ne s’agit encore là que de mortalité. Le problème posé par la crise des opioïdes est bien plus vaste. Ce fléau travaille en profondeur, et pour longtemps, la société américaine. Selon un rapport récent de l’Académie des sciences des Etats-Unis, environ 2 millions d’Américains souffrent d’une dépendance aux opioïdes ; une étude récente, conduite par l’économiste Alan Krueger (université de Princeton), suggère que l’augmentation continue, entre 1999 et 2015, des prescriptions d’opioïdes, pourrait expliquer une partie de la baisse, récente et rapide, du taux de participation de la population au marché de l’emploi. La part de la population qui travaille ou est en recherche d’emploi a en effet atteint, aux Etats-Unis, à peine plus de 62 % en 2015.
Du jamais-vu depuis quarante ans. En l’espace d’une quinzaine d’années, au sein de l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE), le pays est passé des plus forts taux de participation au marché de l’emploi, au plus faible de tous (avec l’Italie). L’évolution de cet indicateur signale un mouvement de désocialisation peut-être plus inquiétant encore que la mortalité galopante attribuable à la crise des opioïdes.
Lobbying forcené des industriels
Dans une longue enquête publiée en octobre 2017, le Washington Post a exploré les ressorts du désastre en cours. Certains aspects tiennent à des pratiques illégales : corruption de médecins et de pharmaciens, etc. Mais d’autres relèvent de pratiques licites, ou de biais de fonctionnement structurels de l’administration fédérale : lobbying forcené des industriels auprès du législateur, régulation faible, conflits d’intérêts, débauchage des experts des organismes régulateurs par les firmes régulées, etc.
Autant de maux que l’Amérique ne doit qu’à elle-même, aggravés par la conviction profonde, très ancrée à droite de l’échiquier politique américain, que toute régulation est superflue puisque la main invisible du marché – qui, elle, ne tremble pas – est supposée capable d’y suppléer in fine. A l’évidence, ce n’est pas tant l’organisation Etat islamique, l’Iran ou la Corée du Nord qui menacent désormais l’Amérique, que l’Amérique elle-même.
Cette réalité est loin d’être cantonnée à la question des opioïdes. Le 30 janvier, le directeur de l’American Meteorological Society, la société savante qui rassemble nombre de spécialistes des questions de météo et de climat, écrivait à Donald Trump pour demander que la science climatique soit prise en compte dans sa politique. Le 25 avril, le président américain lui répondait sans fard qu’il était là pour protéger l’Amérique « des fardeaux réglementaires inutiles ».
Crise des opioïdes : 22 000 visages sculptés sur
des pilules
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