Pourquoi s’esclaffe-t-on ? Avec « La Civilisation du rire », Alain Vaillant propose une réponse sous forme de théorie générale. Ambitieux.
LE MONDE DES LIVRES | | Par Jean-Louis Jeannelle (Spécialiste des études littéraires et collaborateur du « Monde des livres »)
« Il faut être un mauvais comédien pour être un grand comique »… Surprenante proposition de la part d’un ardent défenseur du rire comme Alain Vaillant – du rire, et non simplement du comique, de la satire ou de l’ironie qu’affectionnent les théoriciens. Car le rire les réunit tous, et mérite de ce fait plus que l’intérêt quelque peu condescendant qu’on lui porte d’ordinaire.
De Fernandel à Dany Boon, les acteurs comiques ont beau remplir les salles obscures, aucun prestige ne leur est accordé (en France, du moins). Faut-il en conclure que l’art comique est par essence inférieur ? Bien au contraire. Aucun acteur « sérieux », souligne Alain Vaillant, « ne suscite autant d’affection sincère et profonde que les grands comiques, parce que le public a le sentiment, beaucoup plus fort qu’avec les autres stars de cinéma, d’une authentique connivence ».
Or, une telle connivence a pour condition que l’acteur ne s’efface pas entièrement derrière son rôle, si bien que les spectateurs ont plaisir à le retrouver de film en film – qu’on pense à Louis de Funès.
Une tradition solidement ancrée depuis Aristote suppose que nous rions de choses laides ou grotesques. Mais loin de se réduire à un sentiment de mépris, le rire réunit plus qu’il n’oppose. Une moquerie peut bien fouetter l’orgueil, la secousse physique qui se communique de proche en proche se convertit en empathie et rapproche les individus.
Du plus subtil au plus populaire
Spécialiste reconnu du romantisme, Alain Vaillant tire de sa longue fréquentation de Victor Hugo – qui prôna l’alliance du grotesque et du sublime dans sa Préface de Cromwell (1827) –ou de Baudelaire – auteur en 1855 d’un De l’essence du rire – une attention aiguë à ce versant peu valorisé de la littérature. Peu valorisé… ? Et le rire gaulois de Rabelais ?, objectera-t-on. Et la comédie de mœurs de Molière ? Et l’ironie ravageuse de Flaubert ?
Rien de plus vrai. Toutefois, aucune théorie globale ne saisit le rire sous ces multiples formes, des plus subtiles (parfois très sombres, comme chez Beckett) aux plus populaires, comme la caricature ou le sketch d’humoriste. Plus encore, aucune n’en rapporte les variantes historiques ou nationales – les différentes communautés ne riant ni des mêmes choses ni de la même manière – à ce qui en constitue le point commun.
Ce point commun, Alain Vaillant le trouve dans l’anthropologie, en particulier dans la capacité qu’ont les hommes à relâcher ponctuellement les enjeux de l’action. La condition première en est un état de détente psychique, celui que procure la suspension des mécanismes de vigilance d’ordinaire à l’œuvre.
Rien ne le montre mieux que les blagues habituellement échangées entre amis, à deux ou à plusieurs : quelqu’un en fait toujours les frais, qu’il s’agisse d’une tierce personne, de l’interlocuteur ou du rieur lui-même. Autrement dit, le rire prend la forme d’une agression simulée et aussitôt désamorcée, autorisant un état de relâchement commun et un mouvement d’empathie.
Trois mécanismes entrent en jeu
De ce phénomène de débrayage résulte la possibilité de placer temporairement le monde à distance. Alain Vaillant fait même l’hypothèse que « c’est grâce à la pratique du rire, dès ses manifestations les plus primitives, que l’homme fait l’apprentissage du congédiement du réel »,compétence mentale où s’originent des dispositions aussi essentielles que la croyance religieuse ou le goût de la fiction.
Trois mécanismes entrent en jeu, selon des degrés variables ; tous trois ont pour préalable que chacun identifie spontanément des situations, des attitudes ou des scénarios types disposant au rire. Le premier de ces mécanismes est l’incongruité que suscite la transgression de règles logiques ou sociales. Vient ensuite un phénomène d’expansion, par exagération, répétition ou même diminution (le « trop peu » de la litote n’étant qu’une autre manière d’en faire trop, mais par soustraction).
Plus inattendu est le troisième mécanisme, qu’Alain Vaillant nomme « subjectivation » : le rire a en propre de déplacer l’attention vers le rieur, c’est-à-dire vers « l’émotion joyeuse qui le saisit face au réel et qu’il s’efforce de communiquer aux autres », par connivence avec ses co-rieurs. On comprend dès lors le primat de la personnalité comique sur les rôles qu’elle endosse :
« Plus l’acteur en “rajoute” par-dessus le rôle qu’il doit interpréter, plus il intensifie le plaisir empathique du spectateur. »
De la Renaissance à Canal +
De ce socle théorique, Alain Vaillant tire une série de distinctions entre les multiples degrés du risible. Aussi subtiles soient ces analyses, c’est avant tout par son art de la synthèse que La Civilisation du rire emporte. Une belle histoire du rire de la Renaissance jusqu’au système médiatique contemporain clôt cette ambitieuse réflexion. Il en ressort que le rire est indissociable de toute pratique artistique.
Mais là où Luc Ferry accusait en 2014 l’art contemporain de n’être que le recyclage mercantile de blagues en vogue au sein de la bohème (Alphonse Allais intitula Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige une page blanche en 1883, plus de trente ans avant le premier monochrome de Malevitch), Alain Vaillant évacue toute question de préséance entre canular et pratique sérieuse.
« L’art équivaut à un rire hyperbolique – un rire qui serait beaucoup plus puissant que tous les rires effectifs, au moins virtuellement ; d’un autre point de vue, c’est un rire raté et avorté. »Ainsi s’explique que l’on puisse aussi bien admirer l’art moderne que s’en moquer. Ambiguïté déroutante, mais préférable, à tout prendre, à l’uniformité de ton systématiquement parodique qui tient lieu aujourd’hui de bel esprit, où l’ironie affectée (l’esprit dit « Canal ») cache mal le fait que le comique est devenu l’une des industries culturelles les plus rentables.
La Civilisation du rire,d’Alain Vaillant, CNRS Editions, 342 p., 25 €. Du même auteur, la parution en poche de Qu’est-ce que le romantisme ? , CNRS Editions, « Biblis », 242 p.
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