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vendredi 11 novembre 2016

« La Sociale » : la Sécu auscultée sans modération

Gilles Perret retrace l’histoire de l’institution, née après la Libération et attaquée désormais de toutes parts.
LE MONDE  | Par Jacques Mandelbaum
Le réalisateur Gilles Perret sur le tournage de son documentaire « La Sociale ».
Le réalisateur Gilles Perret sur le tournage de son documentaire « La Sociale ». ROUGE PRODUCTIONS
Avec plus de dix documentaires au compteur, trouvant assez régulièrement le chemin des salles, Gilles Perret incarne une certaine singularité dans le paysage du film militant, enraciné qu’il est dans une région, la Savoie, et irradiant depuis ses montagnes des problématiques sociopolitiques intéressant tous les Français. Ma mondialisation (2006) proposait ainsi un regard savoyard sur ce phénomène ; Walter, retour en résistance (2009), une chronique du dévoiement des idéaux de la Résistance à travers une figure locale ; De mémoires d’ouvriers (2012), une histoire à grands traits du prolétariat savoyard et de son démembrement programmé.
Le réalisateur s’attaque ici à un sujet vital, avec cette histoire, plus engagée que raisonnée, de la ­Sécurité sociale. La méthode reste la même, donnant le beau rôle à la parole et au témoignage, illustrant le propos par de nombreuses archives filmées. Panel de spécialistes – les sociologues Colette Bec, Emmanuel Pierru ou Bernard Friot, l’historien Michel Etiévent, l’hépatologue et porte-parole du Mouvement de défense de l’hôpital public Anne Gervais – couplé avec ce que l’on pourrait appeler « un grand témoin », personnalité forte crevant l’écran. Jolfred Fregonara, 96 ans, bon pied bon œil et gnaque intacte (nonobstant rattrapé par la Camarde au mois d’août, paix à son âme), syndicaliste CGT et membre du Parti communiste, qui participe dès 1946 à la mise en œuvre de la caisse de sécurité sociale de Haute-Savoie.

Histoire et politique
Le film suit deux pistes en parallèle. Celle de l’Histoire, qui nous rappelle à gros traits d’où vient l’institution, et celle de la politique, qui fait de la protection ­sociale un terrain de bataille entre deux conceptions antagonistes de la société. Au premier de ces chapitres, le réalisateur mentionne évidemment la Libération comme moment privilégié de la volonté d’établir en France des mesures ­visant à la justice sociale, évoque le rôle prééminent des communistes dans ces revendications comme dans leur mise en œuvre, remet en lumière la figure du ministre du travail Ambroise Croizat au début de la IVe République. Savoyard d’origine, issu d’une famille de métallos, aide ajusteur à 13 ans, membre de la CGT et du Parti communiste, dont il gravit petit à petit les échelons, c’est cet homme qui conduit, en sept mois – avec l’aide du haut fonctionnaire Pierre Laroque et de la CGT, à pied d’œuvre sur le terrain –, ce bel édifice, apport ­vital pour des millions de personnes au titre des allocations familiales, de la prise en charge des soins et des caisses de retraite.
Ce rappel historique glisse naturellement vers le débat d’idées et la confrontation politique. Ambroise Croizat lui-même en est un bon exemple. Accompagné par près d’un million de personnes à son enterrement en 1951, il est aujourd’hui une figure rayée de l’Histoire, dont on ne rappelle pas même l’existence à l’école de la Sécurité sociale. L’implosion du Parti communiste et la conquête des esprits par le néolibéralisme y sont pour quelque chose, selon l’auteur de ce film, qui montre comment un patronat affaibli à la Libération par sa collaboration avec l’occupant a su, avec le temps, reconquérir ses acquis. Gilles Perret retrace ainsi le sourd combat par lequel l’assise égalitaire de la Sécurité sociale sera progressivement rognée par des gouvernements convaincus qu’il ne saurait y avoir d’autre progrès qu’économique. Des domaines considérés comme appartenant au bien commun, la santé par exemple, tombent ainsi, en vertu de cette idée libérale du progrès, sous la coupe de la privatisation et de la loi du marché.
Il sera toutefois loisible de reprocher à Gilles Perret d’avoir choisi, pour soutenir ce point de vue, des hommes dont la modération n’est pas le point fort. Le premier, chirurgien-dentiste et créateur d’un mouvement qui prône l’abolition de la Sécurité sociale, tient en effet que la France est, avec Cuba et la Corée du Nord, le dernier pays communiste au monde. Le second, économiste réputé et PDG du groupe de réassurance Scor, martèle devant l’assemblée hilare de l’université d’été du ­Medef en 2013 :
« Il faut préférer l’accumulation à la redistribution, nous devons toujours préférer l’économique au social (…). Nous devons soutenir le progrès scientifique plutôt que l’obscurantisme écologique (…). Je préfère les fonds de pension aux régimes avec des trous sans fond. »

Amnésie à gauche

Il y a toutefois plus troublant que cette idéologie de droite, voire d’extrême droite, qui a l’honnêteté d’être épinglée à la boutonnière. Il y a l’oubli par la gauche de ses valeurs et de son histoire. Résumé ici en une surprenante séquence au cours de laquelle l’ex-ministre socialiste du travail François Rebsamen, récupérant son bureau encore occupé par l’équipe de tournage qui vient d’y évoquer le passage d’Ambroise Croizat, accable le réalisateur d’une impatience hautaine lorsque ce dernier lui demande, au débotté, s’il ­connaît ce prédécesseur à qui l’on doit la Sécurité sociale.
Ce n’est visiblement pas le cas, et ce ne serait pas une raison de lui jeter la pierre s’il n’ajoutait à son ignorance une telle indifférence à l’égard de ce qu’il ignore, et le mépris de qui le lui révèle. Telle est la force du ­cinéma, en vertu de laquelle un moment impromptu, saisi sur le vif, délivre parfois une vérité plus profonde qu’il n’y paraît.
Documentaire français de Gilles Perret (1 h 24). Sur le Web : www.lasociale.fr et www.rougeprod.fr

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