Par Camille Bordenet
La porte de la petite maison en briques rouges s'ouvre sur un salon-cuisine lumineux jonché de jouets. Visage gracile et sourire timide, Sonia (les identités ont été modifiées), 35 ans, prie d'entrer tandis que Leïla, sa fille de 2 ans, ne lève pas le nez de ses poupées.
« J'ai presque tout retapé toute seule, entre février et juin 2011 », explique la jeune femme en balayant la pièce du regard. Aux murs, les nombreuses photos encadrées montrent pourtant une famille au complet, père compris. Mais Nathanaël, 35 ans lui aussi, n'a jamais passé le seuil de cette maison. Il est en prison depuis 2004, sous le coup d'une condamnation à vingt-cinq ans de réclusion criminelle pour meurtre.
La plupart des compagnes ou femmes de détenus ont connu leur homme « dehors », avant qu'il ne soit emprisonné. Elles ont alors été contraintes d'épouser l'univers carcéral par soutien. Pas Sonia. Cette vie, elle l'a choisie.
COUP DE FOUDRE IMMÉDIAT, IDYLLE INTERDITE
Quand elle a rencontré Nathanaël, elle aussi était en prison. Comme surveillante pénitentiaire. Cela faisait huit ans qu'elle exerçait consciencieusement ce métier malgré un parcours heurté. Durant ses premières années de pratique, Sonia a été agressée sexuellement par un chef de détention et menacée par une famille au parloir. Mais elle a continué.
« Fermer les yeux sur les abus et les dysfonctionnements sans trop se poser de questions, c'était plus simple », soupire-t-elle aujourd'hui. Par souci de garder un emploi plutôt que par vocation, Sonia s'imaginait poursuivre dans l'administration pénitentiaire. Et, pourquoi pas, devenir prof de sport des prisons, à l'image de son père, désormais retraité. Ce ne sont pas ces violences qui allaient mettre un terme à sa carrière, mais un regard échangé, le 8 avril 2008, avec Nathanaël, détenu à la maison d'arrêt de Fresnes (Val-de-Marne).
Sonia vient d'être nommée surveillante de l'atelier où Nathanaël travaille comme contremaître. Elle remarque « ses yeux clairs et son sourire, sa carrure et sa peau hâlée ». Le coup de foudre est immédiat. Mais l'idylle, elle, est interdite.
« Même si je ne comprendrai et ne pardonnerai jamais son acte, je n'ai jamais vu le meurtrier, mais l'homme, explique Sonia, il y a les peines, et il y a les personnes. » Dans la prison, les bavardages complices de la surveillante et du détenu ne passent pas inaperçus.
Au bout de trois mois, Sonia apprend que Nathanaël a été transféré dans un autre atelier. « La direction avait mené son enquête. Alors que nous ne nous sommes jamais permis de rapprochement physique, notre simple complicité dérangeait : c'était un grain de sable dans le système », estime la jeune femme. Ses yeux verts fardés se plissent et s'embuent. Pour elle, ils n'ont « jamais rien fait de mal ».
LE PAS DE CÔTÉ D'UNE SURVEILLANTE SÉRIEUSE
Ces amours interdites, elle en avait pourtant entendu parler dès ses années d'études à l'Ecole nationale d'administration pénitentiaire. Et elle ne les cautionnait pas.
Pas plus qu'elle ne cautionnait l'autorisation des portables en prison ou le développement récent – depuis 2003 – des unités de vie familiales (UVF). Ces petits appartements meublés et équipés dans l'enceinte des prisons permettent aux détenus de recevoir leurs proches dans l'intimité une fois par trimestre, de 6 à 72 heures selon les autorisations. Aujourd'hui, seuls 17 établissements pénitentiaires sur 191 présents sur le territoire français offrent des UVF.
Sonia était de ces surveillants zélés, pour qui le règlement doit être appliqué à la lettre. Pas d'entorse ni d'exception. « Je disais toujours : on n'est pas au Club Med ! », se souvient-elle. Et pour terminer ses journées à l'heure, Sonia veillait à ce que les horaires de parloir ne dépassent pas.
« Tant qu'on ne le vit pas, on ne peut se rendre compte de l'importance de chaque minute quand on n'a qu'une demi-heure de parloir par semaine », admet-elle désormais. Mais Nathanaël écarté, la sérieuse surveillante de prison fait, pour la première fois, un pas de côté.
« Le fait qu'ils nous aient séparés alors qu'on n'avait jamais rien fait d'illégal… j'ai basculé.Là, oui, j'ai vu l'administration pénitentiaire de l'autre côté. Pour eux, c'est comme si j'avais pactisé avec l'ennemi. »
S'ensuivent trois mois de dépression, d'hospitalisation, puis d'arrêt maladie durant lesquels elle remet le système carcéral en question. Sonia décide de ne pas reprendre. En septembre 2008, elle demande une mise à disposition pour convenance personnelle et trouve un emploi à La Poste.
Désormais de l'autre côté du mur, libre d'aimer Nathanaël, Sonia sollicite à plusieurs reprises un permis de visite. Ils seront systématiquement refusés par la direction de l'établissement. Ce n'est que lorsque Nathanaël obtient son transfert vers la maison centrale d'Ensisheim (Haut-Rhin), en mars 2009, qu'ils se retrouvent, presque un an après s'être quittés.
UNE NUIT DE NOCES D'UNE HEURE
Leur histoire a fait le tour des prisons de France, mais, à Ensisheim, le personnel ne leur montre pas d'hostilité particulière. Ils sont libres de démarrer une nouvelle vie, de se parler sans être surveillés, de se toucher pour la première fois.
Ils décident donc de se marier là, au parloir, en septembre 2009. Une union censée faciliter leurs démarches administratives. La cérémonie, devant une vingtaine de parents et d'amis, dure une heure, et la nuit de noces, dans un parloir calfeutré, à peine plus.« Au moins, on n'a pas eu à se prendre la tête sur le menu, la pièce montée et la décoration », sourit Sonia.
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Deux ans et une nouvelle prison plus tard naît Leïla. « Un bébé-parloir, mais un enfant de l'amour », insiste la jeune femme. Le juge de l'application des peines refuse que Nathanaël assiste à l'accouchement et la direction pénitentiaire ne lui transmet pas l'appel de la maternité pour confirmer que tout s'est bien passé.
Sonia a troqué l'uniforme de surveillante pour embrasser le quotidien de femme de détenu en connaissance de cause. Mais, en cette fin de matinée d'avril, assise dans son canapé gris, elle admet qu'elle était loin d'imaginer que ce serait « aussi difficile ». Qu'on leur mettrait « des bâtons dans les roues ».
UN DÉTENU QUI DÉRANGE
Quand ils se sont mariés, elle pensait que Nathanaël sortirait dans les trois ans. Que le juge de l'application des peines serait clément. En vain. Dans le dernier avis rendu, en 2013, l'expert psychologue estime qu'il a séduit, épousé et fait un enfant à « une fonctionnaire de l'administration pénitentiaire » dans le seul but de réduire sa période de sûreté.
Une hypothèse que la jeune femme refuse fermement d'envisager. Pour elle, l'administration les a « dans le collimateur ». Après un temps de réflexion, Sonia reconnaît qu'elle ne sait pas comment Nathanaël se comportera une fois dehors. Elle ne l'a jamais connu libre, après tout. « Je suis persuadée que c'était la bêtise d'une fois, mais, s'il recommençait, je ne lui pardonnerais pas », assure-t-elle.
En prison, Nathanaël est un détenu qui dérange. Il ne cesse de faire valoir ses droits et ceux de ses codétenus à coups de dépôts de plainte. « Là-bas, on le surnomme l'avocat », dit Sonia. Elle accepte de soutenir ses démarches procédurières en postant ses lettres, mais regrette cette attitude indocile qui ne peut que retarder sa sortie. « Même s'il est témoin d'injustices, je préférerais qu'il se taise car, après, l'administration le lui fait payer par des mesures de rétorsion », explique-t-elle. Comme ce jour de décembre 2013, où il a soudainement été transféré vers une prison plus éloignée du domicile de Sonia.
« ON A DÛ FAIRE TOUS LES ÉTABLISSEMENTS PÉNITENTIAIRES »
L'épouse a bien tenté de le suivre en déménageant au gré de ses transferts mais, le bébé là et la maison achetée dans le Nord-Pas-de-Calais, ce chassé-croisé était difficilement tenable. « On a dû faire tous les établissements pénitentiaires du territoire », ironise Sonia en comptant sur ses doigts à mesure qu'elle égrène les noms des prisons. Celle où Nathanaël est actuellement ne dispose pas d'unité de vie familiale. Le couple a donc fait une croix sur sa vie intime.
Par la force des choses, pourtant, l'ex-surveillante s'est elle-même retournée contre l'institution. Elle a déjà écrit trois fois au contrôleur général des lieux de privation de liberté pour dénoncer le manque de respect – et les violences parfois – des surveillants lors des parloirs, la saleté des UVF et les transferts abusifs. N'éprouvant pas la peur ressentie par tant d'autres femmes de détenus à l'égard de l'administration pénitentiaire, Sonia n'hésite plus à réagir. Elle dénonce ces dérives qu'elle ne voulait pas voir avant, de l'autre côté du miroir.
Elle s'interrompt dans son récit : c'est l'heure de la sieste de Leïla. L'histoire à peine commencée, l'enfant s'endort dans son lit à baldaquin. Nathanaël s'est patiemment fait une place dans ce quotidien si éloigné de la temporalité carcérale.
Tous les soirs, sans faute, il appelle à l'heure du dîner ou du bain. Dans deux ans et demi, il aura purgé la moitié de sa peine et pourra demander un aménagement de celle-ci, permissions de sortir ou libération conditionnelle. « Encore faut-il que le juge de l'application des peines accepte. C'est mal parti pour l'instant », regrette Sonia. Réaliste, elle préfère envisager le pire : vivre encore dix ans sans lui. « Comme ça, s'il sort plus tôt, ce sera une belle surprise. »
« EST-CE QU'IL ME SUPPORTERA ? »
Certaines sacrifient tout, s'emprisonnent elles-mêmes par amour, deviennent des figures de l'attente. Sonia, elle, ne veut pas oublier de vivre sa vie. « C'est son combat, pas le mien. Je ne suis pas en prison moi, dit-elle placidement. Et si je suis bien, je vais lui transmettre ma force, non ? » Alors elle nage, deux fois par semaine au moins. Elle change régulièrement de coupe de cheveux, aussi, sort en boîte avec ses copines, quelquefois. Et part en vacances, même quand ça implique de rater un parloir.
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Entre eux, certains rituels se sont installés, si bien qu'elle appréhende l'après. « On n'a jamais vécu ensemble plus de 72 heures. Est-ce qu'il me supportera ?, se demande-t-elle en tournant ses bagues d'alliance et de fiançailles superposées. Est-ce que je vais réussir à lui laisser sa place de père ? »
Et, pourtant, elle attend ce jour où ils pourront enfin vivre « comme tout le monde ». Ce jour où il y aura enfin d'autres affaires de Nathanaël que son costume de mariage dans l'armoire.« Ce jour-là, on aura peut-être 45 ans et Leïla 12, mais il nous restera encore toute une vie. »
- Camille Bordenet
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