Sandrine Cabut
En ces années 1980, une nouvelle et étrange maladie envahit l’Amérique : le trouble de la personnalité multiple (TPM). Ceux et surtout celles qui en sont atteints voient apparaître en eux des dizaines, parfois des centaines de personnalités qui se manifestent en alternance, indépendantes les unes des autres. Si, jusque dans les années 1970, moins de 100 cas avaient été observés, en 1995, les Etats-Unis répertorient 40 000 malades. Articles scientifiques et présentations se multiplient dans les congrès spécialisés, tandis que les patients se racontent dans des livres, des talk-shows télévisés, voire des productions hollywoodiennes.
Les symptômes, spectaculaires, ont de quoi séduire médias et scénaristes. Les malades, en majorité des femmes plutôt introverties, et leurs autres personnalités, appelées alters, « peuvent être d’âge, de caractère, voire d’espèces différentes »,souligne Brigitte Axelrad, professeure honoraire de philosophie et de psychosociologie, dans un article paru en 2009 dans les dossiers de l’Observatoire zététique. Une malade, Sheri Storm, possède ainsi plus de 120 personnalités, dont un canard…
4 500 PERSONNALITÉS
« Le patient peut devenir successivement un enfant avec un comportement et une voix d’enfant, une femme alors qu’il est un homme…», poursuit Brigitte Axelrad.
« Certains alters peuvent être boulimiques, alors que d’autres sont anorexiques, ils peuvent ne pas tous parler la même langue, les uns ont besoin de lunettes et les autres non, l’un est alcoolique, l’autre toxicomane… »
Les psys américains expliquent ce profond « morcellement du moi » par des abus sexuels subis dans l’enfance. Les traumatismes refoulés ressurgissent et s’expriment à travers les personnalités alternatives dont le nombre moyen est de seize. Richard Kluft, thérapeute star de ce trouble outre-Atlantique, rapportera même un cas avec 4 500 personnalités différentes.
Au XIXe siècle, des romanciers avaient exploité le thème de la double personnalité, tandis que des psychothérapeutes, comme le Français Pierre Janet, décrivaient des cas de dissociation à la suite d’un traumatisme psychique, avec l’émergence, sous hypnose, de personnalités alternatives. Ces troubles étaient toutefois peu connus du monde médical et du public.
10 ANS DE THÉRAPIE
Deux cas emblématiques changent tout et déclenchent une « épidémie » lourde de conséquences pour la société américaine. Le parcours de la jeune Christine Sizemore est présenté par ses deux médecins à d’autres professionnels en 1954. Il fera l’objet d’un livre grand public trois ans plus tard, suivi d’un film : Les Trois Visages d’Eve.
Par la suite, la multibiographie d’une certaine Sybil, parue en 1973, aura un retentissement bien plus important encore. Ecrit par une journaliste, ce best-seller – adapté à la télévision – est le récit d’une thérapie de plus de dix ans au cours de laquelle la psychanalyste Cornelia Wilbur voit apparaître seize personnalités chez sa patiente, permettant de reconstituer le passé horrible de cette jeune femme, torturée et violentée sexuellement par sa mère pendant toute son enfance…
EFFET BOULE DE NEIGE
Bien que ces deux histoires soulèvent des doutes chez certains médecins, elles connaissent un fort retentissement et encouragent d’autres personnes à raconter leur parcours. Le phénomène fait aussi boule de neige chez des psychiatres enthousiastes. En 1980, le trouble de la personnalité multiple est reconnu par le manuel américain des troubles mentaux (DMS). Dès lors, soulignent l’historien Hilary Evans et le sociologue Robert Bartholomew dans Outbreak (Anomalistbooks, 2009), une encyclopédie des « comportements sociaux extraordinaires », ce diagnostic est un véritable filon pour les psychiatres et les établissements spécialisés. En effet, l’unique traitement pour le TPM est une prise en charge intensive et très longue (sept ans en moyenne) en psychothérapie…
Cette épidémie a aussi, selon eux, un lien avec le mouvement féministe.
« Non seulement la plupart des TPM sont observés chez des femmes, mais la nature de leurs troubles rend compte dans bien des cas de leur besoin de s’affirmer. Typiquement, une patiente timide et soumise va développer une deuxième personnalité effrontée, sûre d’elle et sexuellement libérée. »
SOUVENIRS D'ABUS
L’explosion des cas coïncide avec la période où de nombreuses Américaines sont convaincues d’avoir été sexuellement abusées pendant leur enfance. « Souvent, ces abus étaient censés être survenus au cours de rituels sataniques, où la victime était forcée de participer à des incestes, des viols, des meurtres et des actes de cannibalisme », précisent Evans et Bartholomew. Les patientes portent plainte contre leurs parents et elles sont indemnisées malgré l’absence de preuves.
Alors que, dans les années 1990, les histoires sont de plus en plus extravagantes, le scepticisme gagne. Ainsi, Sybil, l’égérie des TPM, est un cas imaginaire, construit par la principale intéressée avec la complicité de sa thérapeute. Parallèlement, des psychologues montrent par des expériences que de faux souvenirs peuvent être implantés chez des individus…
ACCUSATIONS GROTESQUES
Après les parents, ce sont les psys qui se retrouvent assignés dans les tribunaux. Au cours de sa thérapie, une patiente s’était « souvenue » qu’elle avait été violentée par 50 membres de sa famille, y compris ses arrière-grands-parents. Réalisant le grotesque des accusations, elle porta plainte contre son thérapeute et fut dédommagée de 2,4 millions de dollars.
En 1994, l’entité TPM disparaît du manuel des maladies mentales. Elle est intégrée dans le champ des troubles dissociatifs. L’épidémie, qui, pour des raisons culturelles, a touché essentiellement les Etats-Unis, se tarit. Evans et Bartholomew rappellent que « les Américains ont intégré la psychologie dans leur vie quotidienne, pour le développement personnel comme pour la prise en charge des troubles mentaux ».
Bien que certaines personnes témoignent encore dans des talk-shows, les TPM ont presque disparu. En France, de nombreux praticiens sont restés sceptiques sur leur réalité, mais de rares psychiatres affirment rencontrer quelques cas chaque année.
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