blogspot counter

Articles, témoignages, infos sur la psychiatrie, la psychanalyse, la clinique, etc.

samedi 3 février 2024

Philosophie «Savoir des hommes, sagesse des femmes», connaissances et magies en tous genres

par Robert Maggiori   publié le 31 janvier 2024

La médiéviste Karin Ueltschi retrace, dans un ouvrage riche d’exemples, la distribution genrée des connaissances à travers l’histoire, opposant culture savante et culture populaire, science et magie.

Trotula, on ne la connaît pas bien. Faut-il la placer aux côtés de Marion l’Estalée, Bizazia, Adèle, La Voisin, Marie Navart et autres sorcières ? L’inscrire dans la kyrielle infinie des pythonisses, magiciennes, diablesses, cartomanciennes, rebouteuses, ensorceleuses, astrologues, sylphes et korriganes ? L’assimiler aux fées, à Morgane, Viviane, Mélusine, Befana, Guillaneu, la dame blanche, Dame Habonde ? Ou bien la situer dans la lignée des «sages-femmes», comme Jacqueline Ariola, Michielle, «demeurant rue du Renard», Mabille la Ventrière ou Emeline Dieu la Voie, et des «matrones jurées», pouvant être «mandées pour juger de cas litigieux, comme cette dame susceptible d’être enceinte et qui le nie (elle est séparée de son mari) ou encore des suspicions d’avortement» ? La comparer à Marguerite Porete, écrivaine et poétesse mystique ; à Christine de Pizan, philosophe et femme de lettres ; à Laura Bassi, première professeure d’université, qui à Bologne enseigna l’anatomie, la physique et la philosophie ?

Pourquoi tant d’indécision (si grande que d’aucuns se demandent si Trotula a existé) ? Trotula, donc, Trotula de Ruggiero (ou Trotte, Trocta, Troctula) est une femme-médecin. Rutebeuf la cite dans le Dit de l’herberie, et Chaucer, dans les Contes de Canterbury, la nomme «Dame Trot». De fait, Trotula est célébrée durant tout le Moyen Age. Elle est née près de Naples vers 1050, à Salerne. A l’époque, la ville «était réputée pour son Ecole, la Schola Medica Salernitana, fondée à l’apogée de l’Empire romain et qui n’a jamais cessé de fonctionner jusqu’à la Renaissance, perpétuant l’essentiel de l’héritage culturel et scientifique antique». Maints témoignages attestent de l’existence de groupes de mulieres salernitanae qui, en liaison avec ladite Ecole, pratiquaient la profession de guérisseuses : elles préparaient pommades et breuvages, et soignaient les «maux de femme». Il faut croire qu’en ce domaine, Trotula se distingue, puisque non seulement elle acquiert toutes les connaissances thésaurisées par Hippocrate, Galien et leurs disciples, mais devient elle-même une «médecienne et chirurgienne» respectée, dont les ouvrages – en particulier le De Passionibus Mulierum ante in et post-partum («Sur les maladies des femmes avant, pendant et après l’accouchement») – posent les bases d’un art et d’une science gynécologiques. Trotula innove en parlant à ses patientes de sexualité, d’infertilité (qu’elle attribue aussi, chose rare, aux hommes), de menstruations, d’hygiène intime, de prévention, d’activité physique, de cosmétique… Jusqu’au XVIe siècle, on s’est référé à ses écrits – objets de nombreuses compilations – mais à Trotula on n’a pas fait de place dans le panthéon de la science. Son œuvre médicale a été peu à peu tirée du domaine scientifique vers celui de l’occultisme, et l’image même de la doctoresse de Salerne remplacée par celle de magicienne, traitant les maux les plus divers par de prodigieuses mixtures (genre : plongez des œufs de fourmi dans une eau dans laquelle aura cuit un hérisson…), avant qu’au XIXe siècle certains historiens en viennent à nier qu’une femme ait pu bâtir une telle œuvre et attribuent celle-ci à un fantomatique Dr Trottus ou… au mari de Trotula.

Alchimie et physique, apprentis sorciers et bûchers

Le «cas Trotula» n’occupe que quelques pages de Savoir des hommes, sagesse des femmes, que publie Karin Ueltschi, professeur de langues et littératures médiévales à l’université de Reims – un ouvrage si riche, si plein de références et d’exemples qu’il condamne, si on en rend compte, à la méthode du «prélèvement». On eût pu prélever, aussi bien, les cas de Paracelse ou d’Ambroise Paré, de la fée Morgane ou de Frau Holle (la «vieille femme aux grandes dents» figurant dans les Contes de l’enfance et du foyer des frères Grimm) et de tant d’autres «savants ou magiciens, matrones ou sorcières». Le problème pourrait être ici (et est) celui de la distribution genrée des savoirs et des pouvoirs, mais aussi de la séparation ou au contraire de la perpétuelle contamination entre la «culture savante des lettrés» et la «culture populaire des illettrés». On s’est déjà demandé, si la science est fille de la magie, pourquoi elle ressemble si peu à sa mère. L’étude de Karin Ueltschi va en sens inverse : elle montre que s’il y a bien eu, progressivement, rupture entre la pensée magique, toute en correspondances ou en analogies, les connaissances pratiques («celles qui ont traversé le temps à l’abri des étables, des champs, des ateliers et surtout des chambres des dames») et la pensée scientifique, cette rupture n’a rien d’une césure au scalpel, nette, mais tout de la déchirure irrégulière et effilochée d’un tissu. Autrement dit, la marche du savoir incertain vers davantage de savoir vérifiable n’est jamais une marche triomphale. On voit aujourd’hui, à l’heure où presque tout le connaissable est à disposition de chacun et chacune, à quel point la théorie peut être annihilée par la croyance, comment la croyance, déjà mitée par la crédulité, devient simple opinion, comment l’opinion se rabougrit en «avis» ; mais cela a toujours été le cas. Aussi est-il question ici de mathématiques et d’obstétrique, d’alchimie et de physique, d’arts libéraux et de physiognomonie, d’apprentis sorciers et de bûchers, de Vulcain et de Merlin, de nigromanciennes et de sages-femmes, de poètes et de prophètes, d’astrologues et de mandragores – de mille histoires, issues de la réalité, de la mythologie ou de la littérature, qui montrent des mages être pris pour savants, des savants pour des chiromanciens, des savantes pour des sorcières, et une «sapientissima mulier» de Salerne pour une préparatrice d’onguents magiques.

Comment circulent, s’intriquent, se recyclent, se modifient d’époque en époque les connaissances, les récits, les croyances, pour que Virgile, le poète par excellence, le Homère latin, l’auteur de l’Enéide,des Bucoliques et des Géorgiques – quintessence de la langue et de la littérature latines, idéal esthétique du classicisme européen –, devienne un sulfureux sorcier, un visionnaire, un démiurge créateur de «machines prodigieuses» ? Ainsi, à partir du XIIe siècle, Virgile «introduit une certaine herbe sur le marché pour préserver la viande de la corruption» ; Virgile «construit des passages souterrains en pierre pour envoyer du vin grec de Naples à Rome» ; Virgile bâtit «la fameuseSalvatio Romae», un palais dont les statues – représentant chacune une province de l’Empire – ont la vertu de faire sonner des cloches quand un danger se présente et de faire apparaître alors un «cavalier en bronze» pointant son épée en direction dudit danger, «ce qui permet une rapide organisation des secours» ; Virgile «crée une statue d’aimant neutralisant le notus, le vent qui souffle du Vésuve» ; Virgile«construit un jardin (variante : un pont) grâce auquel on peut se rendre où on veut». Et cela perdure : en 1622, Pierre de Lancre, magistrat bordelais, écrit encore que le poète latin a été «un insigne Enchanteur et Nécromancien», qui «a fait une infinité de choses esmerveillables par le moyen de sa Magie».

Idées reçues et présomptions

Un embrouillamini semblable entoure la figure de bien d’autres philosophes, hommes et femmes de science. Par exemple Albert le Grand, docteur de l’Eglise, «fils» d’Aristote, maître de Thomas d’Aquin, «professeur vedette» qui doit faire cours hors des murs de l’université de Paris tant l’affluence était nombreuse (jusqu’à la «place de Maître Albert», soit place Maubert), et qui, de la philosophie, de la théologie, des sciences de la nature, se trouve exporté «vers des domaines incertains et suspects», au point d’être considéré comme «expert en magie noire», exorciste, fabriquant d’automates, auteurs de grimoires qui, «jetés au feu, ne brûlent pas».

De tels «glissements» se font aussi, bien sûr, dans l’autre sens : des «savoirs de la main», acquis par la pratique, tournent en savoirs de l’esprit, des manipulations alchimiques se révèlent chimiques, des pratiques magiques ouvrent à des découvertes scientifiques. Ueltschi en donne des dizaines d’exemples, aussi bien dans «Savoir des hommes» que dans la deuxième moitié du livre, «Sagesse des femmes» – cette partition n’excluant évidemment pas la mise en évidence des rapports entre les deux ensembles, la sagesse des femmes (que de figures remarquables sont ici ressuscitées !) étant le plus souvent celle dans laquelle les hommes l’enferment (pratique domestique, gestion des «choses du cœur») mais aussi une véritable sapience philosophique, scientifique, technique, littéraire, qui a su par sa seule force se développer dès l’Antiquité, sans être (re) connue, et malgré la domination masculine ou le poids des préjugés. Exemplaire, à cet égard, est l’histoire des «sages femmes» – femmes savantes ou sages-femmes, «sages femes» (sorcières) ou dames sages (tantôt muses, tantôt expertes en arts libéraux).

C’est un pan de l’histoire des mentalités, et de l’histoire de la médecine, que reconstruit Karin Ueltschi en montrant comment, au sein des matres ou matronae romaines, apparaît l’obstetrix (dont la tâche, auprès du nouveau-né, est de «délier, couper et nouer»), puis, avec le temps, l’accoucheuse, la ventrière, et, à partir du XVIe siècle, la sage-femme. Le chemin vers la «professionnalisation» du métier de sage-femme, et celui qui permettra l’accès aux études médicales, faisant de femmes savantes des gynécologues diplômées, seront longs – encombrés qu’ils étaient de toutes les idées reçues et les présomptions qui depuis des siècles ont enveloppé «la femme qui a l’art d’aider les femmes à enfanter», et dont la tradition rapportait qu’elle était une avorteuse, une jeteuse de sort, une ogresse, une mangeuse d’enfants. Michelet peut encore écrire, en 1862, que «si elle ne guérissait pas, on l’appelait sorcière – mais généralement, par un respect mêlé de crainte, on la nommait Bonne Dame ou Belle Dame (bella donna), du nom même qu’on donnait aux fées».

Karin Ueltschi, Savoir des hommes, sagesse des femmes. Savants ou magiciens, matrones ou sorcières. Imago, 336 pp.


Aucun commentaire: