« État de bien-être qui permet à chacun de réaliser son potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie, de travailler avec succès et de manière productive, et d’être en mesure d’apporter une contribution à la communauté. » La définition de la santé mentale selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS) est un peu flippante. Il y aurait même de quoi devenir anxieux ! Avec de telles exigences de réussite sur le plan personnel et professionnel, et un prisme productiviste très américain, qui peut prétendre être en bonne santé ?
Ces dernières années, de plus en plus de personnalités (Justin Bieber, Stromae, Britney Spears, Blanche Gardin) ont évoqué publiquement leur santé mentale et les pathologies qui les minent : dépression, anxiété, schizophrénie, bipolarité, addictions… D’innombrables films ou séries (des Sopranos à En thérapie) ont traité du sujet, contribuant à libérer la parole sur ce qui est toujours considéré par beaucoup comme un tabou. Selon l’OMS, encore, un milliard de personnes dans le monde sont concernées par des troubles psychiques. En décembre dernier, sur l’invitation du festival du cinéma européen des Arcs, Télérama a participé à un atelier sur la santé mentale, devant et derrière l’écran. Il était animé par le psychiatre et créateur du festival Pop & Psy, Jean-Victor Blanc, qui a répondu à nos questions.
La définition de la santé mentale selon l’OMS n’est-elle pas, paradoxalement, anxiogène ?
Elle est en tout cas très ambitieuse. Il est important de rappeler que c’est un idéal plutôt qu’une réalité et certainement pas une injonction d’atteindre cet état-là. Elle a malgré tout le mérite d’exister, puisque ce n’est pas si simple de définir la santé mentale. D’où l’intérêt, aussi, de partir de la définition des troubles psychiques, également appelés maladies mentales, qui se caractérisent par une altération majeure, sur le plan clinique, de l’état cognitif, de la régulation des émotions ou du comportement d’un individu. Ces maladies (troubles anxieux, troubles dépressifs, trouble bipolaire…) ont des définitions bien précises qui permettent de poser un diagnostic clair. Et on peut ainsi dire que le HPI (Haut potentiel intellectuel), ce n’est pas une maladie mentale ; un deuil normal, ce n’est pas un trouble psychique. Chez certains patients, ça va être beaucoup plus difficile, notamment si on évoque les ressentis.
Quels sont les problèmes de santé mentale spécifiques au secteur audiovisuel ?
On sait qu’il y a des liens entre santé mentale et création artistique. C’est donc un milieu qui va attirer des personnes plus vulnérables. Qui pourront souffrir de l’autre spécificité du secteur de l’audiovisuel : la précarité, au sens large du terme. Comme pour la musique, il y a une irrégularité des rythmes qui vient de la production des œuvres. Il ne s’agit pas de dire si c’est bien ou pas, c’est ainsi. Enchaîner des moments de travail extrêmement intenses, sans repos, parfois de nuit, suivis de périodes de vide, d’isolement, d’incertitude quant au prochain projet, ce que vivent les personnes en situation d’intermittence, n’est jamais bon pour la santé. Enfin, le secteur audiovisuel est aussi une énorme caisse de résonance puisqu’il alimente, par les œuvres produites, nos représentations de la santé mentale.
Pourquoi le secteur du cinéma est-il si sujet aux addictions ?
Selon une étude de 2015 de l’observatoire français des drogues et des tendances, c’est le milieu du BTP (Bâtiment et travaux publics) qui est en tête en termes de consommation de substances psychoactives en milieu professionnel, devant le secteur artistique et le secteur de la restauration. Si on interroge les professionnels du cinéma, ils sont d’accord pour dire que les addictions y sont nombreuses. C’est probablement lié au côté festif de cette industrie, à un accès facile aux substances sur le lieu de travail (festivals et plateaux de tournage). Certaines consommations vont être anxiolytiques, voire dictées par le désespoir, une certaine souffrance morale, un équilibre difficile à trouver entre travail et vie privée. Quand on a soi-même des représentations pas forcément claires sur ce qu’est l’addiction, ou les troubles psychiques, il n’est pas évident de se considérer en souffrance et de chercher à se soigner.
Comment sortir du déni ? Est-ce souhaitable ?
Tant qu’on ne sort pas de la stratégie de l’autruche, tant qu’on ne confronte pas un sujet, il ne peut faire que s’aggraver, et surtout on ne peut pas trouver les solutions. Il ne s’agit pas de stigmatiser un milieu encore une fois, mais si on regarde la face émergée de l’iceberg, c’est-à-dire les personnalités publiques de ce milieu, il y a un nombre incalculable de célébrités, notamment aux États-Unis, qui ont été emportées par la crise des opioïdes : Heath Ledger, Brittany Murphy, Philip Seymour Hoffman, pour ne citer que les plus récents. En tant que professionnel, je ne pense pas qu’il faille sacraliser ce secteur ou le mettre de côté en considérant qu’il ne s’agit que d’enfants gâtés. Il y a un malaise, il est temps de s’interroger collectivement. Dans une perspective un peu intersectionnelle de la santé mentale, on voit que ces problèmes sont souvent liés à des questions de violences sexistes et sexuelles, de racisme, d’homophobie. Je retournerais la question : qui aurait intérêt à ne pas sortir du déni, à ne pas évoquer les solutions liées aux troubles psychiques dans le milieu du cinéma ?
Sur les tournages, il y a désormais un référent en violences sexistes et sexuelles, qui reçoit une formation. Pourquoi ne pas intégrer la santé mentale à la formation ?
La santé mentale n’est-elle pas un leurre ? Un vœu pieux ?
Oui, comme la paix dans le monde. C’est certain, les troubles psychiques ont toujours existé, depuis l’Antiquité, et ce n’est pas en train de s’améliorer. Vu l’environnement global dans lequel on vit, les catastrophes écologiques, la violence dans le monde, on peut aisément dire que chaque être humain est potentiellement concerné par des troubles psychiques. Il y a donc, plus que jamais, une nécessité d’éducation globale autour de la santé mentale. Ne pas le faire revient à marginaliser les personnes les plus vulnérables, celles qui seront moins éduquées, qui vont avoir plus de handicap psychique en raison d’un trouble, qui vont être précarisées, qui vont être minorisées. C’est peut-être un vœu pieux, mais ce n’est pas naïf pour autant.
Quelles mesures pourraient être adoptées pour faire face au problème devant la caméra et derrière la caméra ?
Il faudrait déjà faire un état des lieux, obtenir des données. Sans datas, le raisonnement scientifique achoppe. La prise de conscience passe aussi par la formation des personnes concernées. La santé mentale est un sujet de RSE (responsabilité sociale des entreprises) et il serait souhaitable que l’industrie du cinéma, en particulier les grosses entreprises lucratives, prennent soin de leurs salariés, comme toutes les entreprises sont censées le faire, avec des sanctions en cas de manquements. Sur les tournages, il y a désormais un référent en violences sexistes et sexuelles, qui reçoit une formation. Pourquoi ne pas intégrer la santé mentale à la formation ?
L’audiovisuel est une source d’information sur la santé mentale pour le grand public, et donc, à ce titre-là, il a aussi un devoir de responsabilité, de représentativité. On le sait, c’est ce qui marche aux États-Unis, et c’est ce qui a marché pour d’autres discriminations. L’idée d’inclure plus systématiquement des personnes concernées par un trouble psychique à l’écran, sans que ce trouble ne soit le sujet du film, serait un bon début. En France, on manque de porte-parole, d’acteurs, d’actrices – puisque c’est quand même eux qui capitalisent le plus l’audience et la couverture médiatique – qui parlent de leur santé mentale et de leurs troubles psychiques, comme on le voit aux États-Unis où c’est l’inflation des prises de parole.
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