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dimanche 7 janvier 2024

Reportage Réveillon à la prison de Fleury-Mérogis : «Pendant les fêtes, l’équilibre est précaire pour assurer la sécurité»

par Franck Bouaziz   publié le 1er janvier 2024

Dans la maison d’arrêt de l’Essonne, qui accueille plus de 4 000 détenus, la fin d’année est une période propice aux imprévus. Suicide, agitations… Une longue nuit de la Saint-Sylvestre pour les surveillants.

«Tu me prépares deux végétariens pour cette cellule. Donnez-moi une assiette pour les desserts…» Fleury-Mérogis, Essonne. Dans le couloir du bâtiment D3 de la maison d’arrêt, Giuseppe, vingt ans d’expérience dans les cuisines de différents établissements et lui-même détenu, pousse le chariot du dîner et effectue la distribution des plats. En cette soirée du dimanche 31 décembre, Elior, la société de restauration collective sous contrat avec l’administration pénitentiaire, a amélioré l’ordinaire : salade de mangue, penne viande-champignon et profiteroles au chocolat. Un plat végé est prévu pour ceux qui ne consomment pas de viande. Le repas du soir est accompagné d’un sachet contenant le petit-déjeuner du lendemain. Dans la coursive, une à une les portes de métal peintes en jaune claquent dès que les assiettes sont remplies. La distribution prend un peu plus de temps lorsqu’une procédure dite «2 + 1» s’enclenche. Pour les détenus considérés comme plus dangereux, le surveillant qui ouvre la porte est encadré par deux de ses collègues afin de limiter les risques de sortie non prévue de la cellule. Chacune d’entre elles est conçue sur le même modèle : 9 m2 de superficie, et la plupart du temps un lit jumeau pour accueillir un deuxième occupant. Dans cet espace exigu, il a fallu caser lors des travaux de rénovation un espace douche et sanitaires. Seule varie la «décoration intérieure». Elle va des graffitis les plus divers aux bandes dessinées affichées sur la face intérieure de la porte.

Six bâtiments en forme d’étoile à trois branches, 3 361 places et 4 116 détenus. Le centre pénitentiaire de Fleury-Mérogis est le plus grand d’Europe. Il s’étend sur 140 hectares et occupe 25 % de l’espace de la commune qui compte, elle, 14 000 habitants. L’espace carcéral en lui-même comprend une unité réservée aux femmes, cinq aux hommes, un étage dédié aux mineurs et un quartier d’évaluation de la radicalisation (QER) dans lequel sont détenues des personnes poursuivies ou jugées pour des faits de terrorisme. L’ensemble est une ville avec ses règles et ses codes particuliers, dans laquelle officient 1 600 agents de l’administration pénitentiaire auxquels s’ajoutent nombre d’intervenants extérieurs chargés de l’enseignement, de l’entretien des bâtiments, de la restauration ou encore de la blanchisserie. Une ville dans laquelle la circulation est réglée au millimètre près et les imprévus dramatiques sont susceptibles de se produire avec une fréquence accrue durant cette période de fin d’année.

Taux d’occupation proche de 130 %

A 18 heures, Léa, responsable du bâtiment D4, prend à part le directeur de l’établissement Christophe Debarbieux. Un détenu vient d’être retrouvé pendu dans sa cellule. Les pompiers sont en route et les premiers gestes d’urgence ont été pratiqués : «Les surveillants possèdent un coupe-lien afin d’intervenir le plus rapidement possible», détaille le directeur. Quelques minutes plus tard, le décès de cet homme de 43 ans, arrivé le 13 décembre en provenance de la maison d’arrêt de Meaux (Seine-et-Marne), est annoncé. Il était seul en cellule. Un représentant du parquet d’Evry arrive pour les premières constatations et une enquête judiciaire débute. Tous les personnels en contact de près ou de loin avec le détenu vont être entendus par une unité de gendarmerie spécialement affectée à la maison d’arrêt. Assis à la table de réunion de son bureau, Christophe Debarbieux revient sur l’année écoulée. Ce suicide est le quinzième depuis le mois de janvier. «Le passage à l’acte, on vit avec. Nous arrivons à déjouer 80 % des tentatives, notamment quand il s’agit d’absorptions de médicaments ou de veines coupées.» Pendant ce temps, Léa doit prévenir la famille du détenu. Elle n’est pas spécialement formée pour cela et, en horaire de nuit, elle ne peut être accompagnée d’un agent spécialisé du service d’insertion et de probation. La conversation va durer trente minutes afin de tenter de répondre aux questions de la famille qui ne pourra pas venir se recueillir auprès du défunt. Le corps a été transporté à l’institut médico-légal pour une autopsie. Dans un bureau du rez-de-chaussée du bâtiment D5, un surveillant en état de choc laisse libre cours à ses larmes. En phase de reconversion professionnelle, il est en stage à Fleury-Mérogis et n’a pas encore achevé sa formation. C’est lui qui a découvert le détenu pendu avec l’un de ses draps.

Rares sont pourtant les cellules occupées par une seule personne. Même si le centre pénitentiaire de Fleury-Mérogis est moins touché que d’autres établissements de la région parisienne par la surpopulation carcérale, il affiche néanmoins un taux d’occupation proche de 130 % – la maison d’arrêt pour femmes est bien en deçà de ce ratio. A ce niveau de densité, il faut presque systématiquement rajouter un deuxième lit dans des cellules conçues initialement pour un seul détenu. L’étape supérieure n’a toutefois pas été atteinte. Celle où il faut installer un matelas à même le sol, afin d’accueillir un troisième occupant. «Dans ce cas de figure, cela signifie qu’il faut enjamber quelqu’un la nuit pour se déplacer dans la cellule», pointe Christophe Debarbieux. Le directeur a pris ses fonctions il y a quatre mois : Fleury-Mérogis est le quatrième établissement qu’il dirige après Orléans, où il officiait précédemment.

Cris et claquements de portes

Pour cette dernière soirée de l’année, les effectifs de nuit n’ont pas été modifiés. Dans chacun des bâtiments, dix agents d’encadrement (les «gradés» dans le jargon de l’administration pénitentiaire) vont avoir la responsabilité de 500 à 800 détenus, selon les unités. Et encore, ce chiffre est celui qui figure sur les plannings. Ce dimanche 31 décembre, Libération a pu constater que cinq surveillants manquent à l’appel. Ils sont donc ce soir moins de 80 pour surveiller plus de 4 000 détenus. L’organisation nocturne prévoit plusieurs rondes de nuit avec un contrôle visuel de chaque cellule. Lorsque la nuit est calme, les effectifs peuvent s’avérer suffisants, mais en cas de débordement, le nombre de surveillant apparaît bien maigre. Didier Kandassamy, délégué FO du centre pénitentiaire, s’en émeut régulièrement : «Durant les périodes de fête, l’équilibre est précaire pour assurer la sécurité.»

Or, ce soir de réveillon, à partir de 23h50, les détenus commencent à «ambiancer» les différents bâtiments. Cris et claquements de portes font rapidement monter le niveau sonore. Çà et là, des taches incandescentes apparaissent dans la nuit : des bouts de tissus enflammés et parfois jetés par les fenêtres. Géraldine, vingt-trois ans de service à Fleury-Mérogis, désigne les abords des bâtiments : «Ce matin, nous avons pris soin de ramasser tous les détritus, de manière qu’il ne puisse pas y avoir de propagation de feu s’il y a des projections par les fenêtres.» Le long des façades des liens blancs constitués à partir de bouts de draps forment des guirlandes qui vont de fenêtres en fenêtres. A ceci près que celles-ci ne sont pas installées uniquement pour la période de fin d’année. Il s’agit de «yoyos». Ce système à peu près aussi vieux que l’institution pénitentiaire permet d’envoyer de cellules en cellules les objets les plus divers tels que nourriture et boissons. Un système toléré par l’administration pénitentiaire au même titre que le langage parfois fleuri à l’égard des surveillants. «La robustesse n’implique pas la rigidité», philosophe Christophe Debarbieux – manière de préciser qu’il existe une marge d’appréciation dans la gestion d’un établissement pénitentiaire. En revanche, aucune tolérance à l’égard des téléphones mobiles et du cannabis, bien qu’ils circulent en masse : 25 iPhone ont récemment été saisis dans une seule cellule. «De manière générale la prison est poreuse, constate, lucide, le directeur, qui ne croit pas vraiment aux grandes opérations de fouille des cellules. Il y a du va-et-vient chaque semaine via les parloirs, et des camions entrent et sortent chaque semaine du centre pénitentiaire pour les livraisons. Dès que nous arrivons, tout part dans les toilettes et la chasse d’eau fonctionne.» Mais le renseignement ciblé semble faire ses preuves. Récemment plusieurs dizaines de litres d’alcool faits maison à partir de fruits macérés ont été interceptés.

Installé sur une zone située à la périphérie de la ville, le centre pénitentiaire n’en est pas moins une partie de Fleury-Mérogis. Olivier Corzani, maire PCF depuis 2019, a décidé, contrairement à ses prédécesseurs, de ne pas rejeter ce qu’il considère comme faisant partie de l’histoire de sa commune. Ballotins de chocolats en main et accompagné de deux adjoints, il effectue chaque 31 décembre une tournée de l’ensemble des bâtiments. A chaque groupe de surveillants qu’il rencontre, l’édile tient un discours sur la continuité du service public : «Ce soir, beaucoup sont avec leurs familles et amis et vous continuez à assurer un service qui est un maillon essentiel de la justice.» La ville est partenaire de la microcrèche du centre pénitentiaire, destinée aux enfants des résidentes de la maison d’arrêt pour femmes. Par ailleurs, des détenus participent aux cérémonies du 11 novembre organisées par la municipalité, qui pourrait de toute manière difficilement ignorer la vie derrière les barreaux de l’équivalent de 15 % de sa population. Voire plus. Entre les arrivées et les départs, 6 000 détenus passent, chaque année, par les différents bâtiments affectés aux peines plus ou moins longues ou à la détention provisoire avant un jugement. Et le 31 décembre n’échappe pas à la règle. Dans la zone d’arrivée où sont installées une soixantaine de cellules individuelles en attendant la palpation de sécurité et les formalités d’écrou, trois hommes achèvent d’apposer leurs empreintes digitales sur une fiche signalétique. En partant pour la fouille, l’un d’eux murmure à propos de ce réveillon bien particulier qui l’attend : «J’ai fait des conneries et je suis là ce soir au lieu d’être avec mes mômes.»


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