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jeudi 11 janvier 2024

Interview «Des enfants à la rue qui commettent des délits sont des enfants en danger»

par Rachid Laïreche   publié le 6 janvier 2024

Avec son association Hors la rue, qui accompagne les mineurs isolés, Guillaume Lardanchet s’est constitué partie civile au procès de six hommes accusés d’avoir drogué des jeunes marocains pour les utiliser comme voleurs. Pour lui, il est essentiel de considérer enfin ces enfants comme des victimes plutôt que comme des délinquants. 

Guillaume Lardanchet est directeur de Hors la rue, une association qui repère et accompagne les mineurs étrangers en danger. Il charbonne dans le milieu depuis une quinzaine d’années. Nous l’avons croisé à plusieurs reprises pour évoquer le procès qui s’ouvre ce mardi : six ressortissants algériens comparaissent à Paris pour «traite d’êtres humains aggravée». Ils sont accusés d’avoir filé des psychotropes à des mineurs isolés marocains pour les contraindre à commettre des délits au Trocadéro. Hors la rue a décidé de se constituer partie civile. Une première pour l’association. Guillaume Lardanchet, 42 ans, connaît les mineurs marocains. Hors la rue a tenté de les faire sortir de l’errance lorsqu’ils traînaient dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Aujourd’hui, l’association les accompagne juridiquement. Après un moment d’hésitation, «pour ne pas se mettre en avant», Guillaume Lardanchet a accepté de parler longuement du procès qui arrive mais aussi du phénomène au sens large : des mineurs isolés à la rue en danger face à des organisations criminelles sans pitié. Ils poussent des gamins, en fragilités maximales, à surconsommer de la drogue pour commettre des infractions aux genres multiples.

Quelle importance a ce procès pour votre association ?

Nous suivons de jeunes adolescents qui sont vus comme des délinquants par la police et la justice – parce qu’ils commettent des délits – mais aussi par la société et par les médias. Dans ce dossier, l’enquête policière a été menée avec l’idée qu’ils étaient avant tout victimes, notamment de «traite d’êtres humains». Dans le cadre de ce procès, plusieurs jeunes ont accepté, grâce au travail des éducateurs, de leur administratrice ad hoc, de leurs avocats et des magistrats de se constituer partie civile. Leur statut de victimes est enfin reconnu par une pluralité d’acteurs. Ce qui permet de voir un peu plus loin et de dire clairement : des enfants à la rue qui commettent des délits sont des enfants en danger. Tous ces gamins sont sous emprise, vivent sous la menace d’adultes qui les utilisent pour faire peser le risque judiciaire sur ces enfants. La reconnaissance des agissements criminels de ces adultes envers eux est essentielle.

Quel est le rôle de Hors la rue au quotidien ?

Nous repérons et accompagnons des mineurs en situation d’errance qui ne sont pas en demande de protection. Comprendre : les plus réticents à travailler avec des éducateurs. En 2022, nous avons accompagné 182 jeunes, dont une partie dans le cadre d’un projet mené avec l’association Aurore [qui héberge, soigne et accompagne près de 30 000 personnes en situation de précarité, ndlr], à la demande de la mairie de Paris. Nous tissons un lien de confiance, lorsque cela est possible, qui nous permet de travailler sur leurs besoins, envies et problèmes. C’est ce que nous avons fait avec les mineurs marocains qui erraient dans le XVIIIe arrondissement de Paris.

Cette bande de jeunes Marocains a beaucoup fait causer. Elle a même inspiré le réalisateur Clément Cogitore pour son film Goutte d’or. Comment avez-vous fait pour entrer en contact ?

Nous sommes allés dans un parc où ils traînaient, sans les brusquer. Il fallait gagner leur confiance : qu’ils comprennent que nous voulions les aider et les protéger. Il faut de la patience. Ça commence par de la présence et de simples «bonjour» ; des petits échanges. Le processus reste le même. Nos propositions répondent dans un premier temps à un besoin primaire : prendre une douche, soigner une blessure, se reposer. Petit à petit, nous parvenons à faire prendre conscience à certains de l’intérêt d’accepter une protection et de rompre avec leur errance, de travailler en profondeur sur leurs addictions.

Lors de notre première rencontre, vous avez évoqué l’extrême violence de ces gamins dans la rue, vos locaux, ou dans les centres qui les hébergeaient la nuit. Comment l’expliquer ?

Il faut d’abord mettre en avant la violence qu’ils subissent. Certains ont vécu des choses très dures dans leur pays d’origine. Il y a aussi la violence du parcours migratoire. Je le répète, mais ce ne sont que des gamins. De jeunes Marocains qui se cachent dans des camions pour passer la frontière ou de jeunes Algériens qui traversent la Méditerranée dans des bateaux pneumatiques. Certains ont vu des gens mourir sous leurs yeux, d’autres ont expérimenté la vie à la rue dans les enclaves espagnoles. Depuis des années, la plupart des mineurs marocains se stabilisent en Espagne, mais une minorité sont attirés à Paris par des récits fallacieux qui vantent la possibilité de gagner de l’argent. La réalité parisienne est loin de leurs rêves. Le vol devient rapidement leur activité principale pour avoir de quoi subsister. Des délits encouragés par des adultes qui savent comment profiter des aspirations de ces jeunes. Le détournement d’usage de médicaments contre l’épilepsie, vendus par ces adultes, devient un mode de vie : les enfants consomment à haute dose du Lyrica, qu’ils appellent «saroukh» («la fusée») qui leur permet de supporter leurs difficiles conditions de vie. Le Rivotril, dit «el hamra» («la rouge» ou «madame courage») entraîne une désinhibition qui favorise les passages à l’acte délinquants. Leur santé physique et psychologique se détériore rapidement et durablement à cause de la surconsommation. Les drogues génèrent des phénomènes de dépendance avec des effets de manque qui entraînent de la violence dirigée contre eux-mêmes et les autres.

Vous décrivez un cercle infernal…

Oui, c’est le cas. Au départ, ils prennent des drogues pour être dans un état second et pouvoir voler, ensuite ils deviennent accros et ils volent pour se droguer. C’est une mécanique d’une violence inouïe dans laquelle ils ont été attirés.

Qui les aide ?

Le problème est pris au sérieux. L’aide sociale à l’enfance parisienne travaille par exemple en lien étroit avec l’hôpital pour enfants Robert-Debré. Notre association, en partenariat avec Aurore, a collaboré avec l’hôpital Necker. Et des structures spécialisées comme Addictions France ou Oppelia Charonne s’intéressent aussi aux mineurs étrangers polyconsommateurs. La prise de conscience est réelle mais les défis sont multiples.

Et la puissance publique ?

Cette problématique est au carrefour de plein d’institutions. Les mairies, les départements en charge de la protection de l’enfance, les associations, les services de l’Etat s’agissant de la lutte contre la criminalité organisée et la protection de victimes, etc. Toutes les parties prenantes travaillent de mieux en mieux ensemble. Ces gamins ne sont pas les bonnes victimes dans l’esprit de beaucoup, mais ce n’est pas une raison pour ne pas travailler à leur protection. On a trop longtemps brandi la répression comme seule réponse à la délinquance des mineurs étrangers. Le phénomène n’a cessé de croître et de se sophistiquer. Cette stratégie revendiquée – notamment durant les années Sarkozy – était ce qu’attendaient les organisations criminelles : que la répression s’exerce exclusivement sur les enfants. Nous défendons au contraire une approche plus efficace socialement et juridiquement : renforcer nos capacités communes de protection des enfants et poursuivre les adultes qui les exploitent. C’est ce qui fera baisser durablement ces phénomènes de délinquance juvénile. Et notre législation est du côté de ces enfants : outre l’impératif de protection inconditionnelle, notre code pénal prévoit un principe de non-sanction pour les délits commis sous la contrainte.

Comment faire lorsque ces mineurs commettent des délits ?

Il est en effet difficile de ne pas considérer les victimes sur la voie publique. Le phénomène d’emprise chimique provoque parfois des vols avec violence. C’est un aspect à prendre en compte. Le bon équilibre existe : une procédure pénale à l’encontre d’un mineur n’empêche pas de le considérer en même temps comme une victime. Je tiens à ajouter une chose. Il faut aussi mettre à distance les analyses basées sur les origines nationales, ethniques ou culturelles. Aujourd’hui la lumière est mise sur ce phénomène impliquant des jeunes Marocains. Depuis le début des années 2000, en France et en Europe, des enfants de différentes nationalités, notamment de Roumanie et d’ex-Yougoslavie, ont été impliqués dans des phénomènes présentant des similitudes : stratégie d’emprise (par des drogues, l’appartenance à un groupe ou une famille et par la violence), afin de contourner la procédure pénale via l’utilisation d’identités multiples ou de mensonges sur les âges. Nous observons ces phénomènes à l’œuvre parmi des enfants en situation de migration. Mais la contrainte à commettre des délits concerne aussi très certainement des enfants français. Il y a donc bien une culture criminelle qui a prospéré sur notre incapacité collective à protéger efficacement ces enfants.

Les mineurs à la rue circulent le plus souvent en bande. Comment les groupes se forment ?

Pendant longtemps, les jeunes se regroupaient en fonction de leur ville ou de leur quartier d’origine. Les Marocains de Fès restaient avec ceux de Fès ; pareil pour les gamins de Meknès ou de Casablanca. Certains se rencontrent pendant le parcours migratoire. Le groupe est à la fois une ressource pour ces jeunes, il est sécurisant, facteur de protection, mais c’est aussi un facteur de danger. Il peut pousser à la consommation, à la surconsommation, au vol, à l’engrenage et à la violence. Nous abordons souvent des jeunes en errance qui refusent l’accompagnement pour ne pas rompre avec le groupe. La protection effective implique une rupture avec un mode de vie auquel ils se sont adaptés. Les relations tissées durant des mois ou des années sont structurantes pour eux. Enfin, il n’est pas facile d’aller contre la logique du groupe au sein desquels des leaders imposent leur manière de voir.

On parle beaucoup de garçons mais est-ce qu’il y a des jeunes filles ?

Elles sont très peu représentées parmi les groupes des mineurs isolés du Maghreb. Mais dans les groupes de mineurs roumains ou d’ex-Yougoslavie, elles peuvent être nombreuses. Elles subissent une forte pression à l’activité, notamment après la contraction d’une dette dans le cadre de mariages arrangés. Au sein des groupes de Marocains, nous avons rencontré des jeunes filles qui se sont présentées comme des mineures étrangères mais qui ont fini par nous confier être françaises, en fugue. Elles arrivent à Paris et voient en ces jeunes un idéal de liberté. Elles intègrent les groupes de jeunes garçons, en adoptent les modes de fonctionnement. Elles s’exposent à de graves dangers d’exploitation et de violences en tous genres. Tout cela montre bien que ces sujets s’inscrivent dans celui plus large des violences subies par les enfants, au sein de nos sociétés, qu’ils soient français, étrangers, défavorisés socialement ou non.


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